Don Winslow a écrit « La Frontière » comme on part en mission, animé par un sens du sacrifice et de l’intérêt supérieur. Parce qu’il vit à San Diego et qu’il a toutes sortes d’antennes côté mexicain, qu’on lui a raconté des horreurs et qu’il en a vu les stigmates, il lui fallait boucler le combat, entamé en 2005 avec « La Griffe du chien », entre l’incorruptible agent Art Keller (DEA, agence anti-drogue US) et les narcotrafiquants. Il nous l’avait expliqué fin 2018, quand il était venu à Paris présenter « Corruption », autre histoire de trafic mais sans lien avec sa saga des « narcos ». « Après « Cartel » (deuxième volet, sorti fin 2016 NDLR), j’ai pensé ne plus retourner au Mexique : la guerre de la drogue était terminée, elle avait fait 100.000 morts, le cartel de Sinaloa avait détruit les autres, le niveau de violence baissait. Et puis l’épidémie de morts de l’héroïne a commencé (aux Etats-Unis NDLR). Joaquin Guzman a été capturé, la « paix du Sinaloa » a été rompue, et le Mexique a vécu en 2011 son année la plus violente.» Ce choc en retour, qui l’a pris aux tripes, méritait un récit ample, ambitieux, définitif, aussi pénible soit le recueil des témoignages et de la documentation nécessaires pour le bâtir. Le poids de ce pavé de 800 et quelques pages est à la mesure du ressenti de l’auteur. De sa colère face à tant de souffrance et de violence semées dans le sillage des cartels et des dealers.
Une colère magistralement ordonnée, canalisée, qui ne lui fait pas négliger les fondamentaux : replanter le décor, réinstaller les protagonistes à l’intention du lecteur qui n’aurait pas lu les deux volets précédents ou en aurait oublié les ressorts. Entre épopée militaire, roman d’espionnage et thriller politique, le livre rebondit du Guatemala à New York, de Mexico à Washington, dans un récit à tiroirs rythmé par les morts et les trahisons. La disparition du chef du principal cartel, neutralisé par Keller, a laissé un vide et ouvert les appétits. Dans les boîtes de nuit de Culiacan, les héritiers en costard Armani réinventent leur marketing morbide : nouveaux produits, nouveaux canaux de distribution. De quoi alarmer le gouvernement US (on est encore sous Obama), qui remet Keller en selle, à la tête de la DEA, afin d’endiguer le flot de poudre mortel. Coincés entre les deux camps, Don Winslow n’oublie pas ces invisibles qui paient le prix fort, migrants ou junkies, simples pions dans le jeu, détails de tableaux cauchemardesques à la Jérôme Bosch. Il muscle aussi sa fiction, dans les guerres de territoire des uns et les luttes de pouvoir des autres, par des emprunts à la réalité. Comme le massacre des étudiants mexicains d’Iguala, en 2014, qu’il transpose à Tristeza et impute directement aux narcos : les victimes avaient détourné un bus sans savoir qu’il servait au trafic. Plus troublant, il place au cœur de l’intrigue de « La Frontière » le blanchiment aux Etats-Unis du fruit des ventes d’héroïne et d’opiacés. Le mécanisme a déjà été décortiqué, parfois même chiffré. Il explique le rebond de l’économie américaine après le krach de 2008, le boom de l’immobilier en Arizona, au Texas, en Californie… Ici, c’est un promoteur new yorkais, John Dennison, qui en bénéficie via son gendre mouillé jusqu’au cou, avant d’accéder à la Maison-Blanche. Le slogan, les tweets, les insultes, le programme… impossible de ne pas reconnaître Donald Trump. Dans la vraie vie, les fonds qui l’ont remis à flot après ses faillites ont souvent semblé suspects, tout comme sur la proximité de son beau-fils Jared Kushner avec le précédent gouvernement mexicain, infiltré par les cartels. Mais là, on se dit que Don Winslow y va fort, que ses convictions anti-Trump le mènent un pont trop loin. D’autant que, depuis, la réalité l’a dépassé avec la procédure de destitution qui vient d’être ouverte pour une toute autre affaire. Diversion vite pardonnée. Le final du roman emporte tout, bouclant cette formidable fresque portée par ce qu’il faut de profondeur, de rythme, d’images fortes, articulée autour des moments de combat et d’intimité d’un couple Keller-Marisol sonnant toujours juste. « Je n’ai pas de message», nous affirmait Don Winslow lors de sa visite à Paris l’année précédente, j’amène le lecteur dans ce monde qu’il ignore pour qu’il se fasse son opinion. Je suis un guide touristique l’espace de quelques heures ». Ce livre nous rappelle pourquoi ses pairs, de James Ellroy à Michael Connelly, le considèrent comme un maître.
Lire l’interview de Don Wislow > ici
Lire nos chroniques sur :
Corruption
Missing New York
Missing Germany
Dernier verre à Manhattan