Considéré comme l’un des plus grands écrivains argentins contemporains, Juan José Saer est aujourd’hui redécouvert grâce aux éditions du Tripode. Proche de Borges ou de Bolaño, Saer joue comme eux avec les codes du roman, interrogeant les rapports entre vérité et fiction. Ici, tout débute par une enquête policière classique et se termine en roman de retrouvailles amicales, avec un soupçon de réalisme magique et de mélancolie. Aussi ludique que brillant.
A Paris, le commissaire Morvan est sur le qui-vive : depuis neuf mois, il traque un assassin de vieilles dames qui sévit dans le onzième arrondissement où la brigade criminelle s’est installée. Le tueur en série a déjà fait vingt-sept victimes en procédant selon le même mode opératoire atroce et sordide, découpant et violant ses proies sans laisser le moindre indice. Or, à quelques jours de Noël, Morvan pressent une résolution imminente de l’affaire. Trois mois plus tard, à des milliers de kilomètres de là, Pigeon Garay, après une longue absence, revient dans son Argentine natale et y retrouve deux amis auxquels il raconte cette histoire de tueur en série parisien un soir où les trois compères sont au restaurant. Mais cette affaire, qui a fait la une de tous les journaux français, laisse ses auditeurs sceptiques, qui voient venir le dénouement de loin. Pour le conteur, « ce n’est pas la véracité de l’histoire qui est en cause, mais la [s]ienne ». Phrase énigmatique qui évacue la question de l’authenticité, car « du simple fait d’exister, tout récit est véridique », à la faveur du point de vue du narrateur. Problème qui rejoint l’énigme occupant les amis de Garay, obnubilés par un manuscrit inédit retrouvé dans les papiers d’un écrivain décédé, mais dont la fille refuse de se séparer, ne serait-ce que pour le faire certifier. Si ce mystère passionne les deux hommes, il laisse plutôt indifférent Pigeon Garay, déçu de ne pas éprouver les sentiments d’exaltation espérés à l’occasion de ce retour au pays. Le roman de Saer souligne les multiples perceptions qu’une même histoire fait naître, ainsi que les interprétations distinctes d’une réalité donnée. Roman dans le roman, mise en abyme, l’auteur multiplie les fausses pistes et les culs-de-sac, ébauchant plusieurs histoires qui n’aboutissent pas toutes, montrant les infinies possibilités de narrations et les choix qui s’imposent à l’auteur, seul maître à bord de l’écriture qui s’offre le plaisir du détour en ne perdant jamais le port de vue.