L’auteur de « Confiteor » publie un recueil de treize nouvelles liées entre elles par le thème du mal, du meurtre, mais aussi par un tissage narratif habile, personnages récurrents, histoires se poursuivant d’une nouvelle à l’autre, et au milieu un tableau de Millet ayant la particularité d’emprisonner ses admirateurs passionnés. Mises en abyme, échos, jeux sur le double, Jaume Cabré déploie toute sa virtuosité pour offrir au lecteur un panorama de la banalisation du mal.
Tueur à gages, voleur de moutons, professeur psychotique, mari jaloux, pédophile, délinquant, père obsédé par la vengeance, écrivain machiavélique, franquistes, résistants, ils ont tous une raison de tuer. Pourtant les morts peuvent revenir sous la forme de souvenirs ou de fantômes : quelques-uns hantent le recueil, se plaignant du manque de tranquillité ou de l’ingratitude de la postérité. La première nouvelle donne le ton : un petit garçon est envoyé en pension d’où il ne ressortira qu’à la fin de sa scolarité. Abusé par le surveillant général, rudoyé, trahi par ses camarades, oublié par son père, emprisonné, il commettra une succession de meurtres comme la suite nécessaire d’une vie sans espérance ni confiance. Ici, les hommes sont mauvais, lâches, infidèles, cupides, le succès les aveugle et l’échec nourrit leur ressentiment. Il n’y a pas le moindre amendement possible, la vision de l’humanité est désespérément pessimiste et cynique, même la mémoire historique mêle dans ses cimetières bourreaux et victimes. Seul l’art, immortel et amoral, semble échapper à la noirceur, comme cette fermière de Millet qui se contente de rire sur un chemin ensoleillé menant vers un village inaccessible, tableau impénétrable au mal comme au bien, mais dont la pérennité n’est pas un gage de rédemption. Bataille l’avait théorisé, la littérature, objet ou sujet de certaines nouvelles, se fiche bien de la morale, et se fait même complice du mal, de ceux qui en font un moyen ou pire, une fin.