Un roman, vraiment ? Donc des situations imaginaires ? Des personnages inventés ? Cette promesse de la jaquette de « Vesper », l’auteur la nuance dans sa note en fin de livre. Vincent Crouzet, 55 ans, rappelle avoir travaillé plus de vingt ans pour la DGSE, le service de renseignement extérieur français. Espion. Clandestin. En Afrique, surtout. Longtemps, il n’a été pour la galerie qu’un consultant et écrivain globe-trotter. Quand on le connaissait, on était sceptique mais on jouait le jeu. Il y a trois ans, il a tombé le masque dans les journaux. Le scandale d’Etat raconté dans « Une affaire atomique », cette incroyable arnaque qu’il avait déjà romancée dans « Radioactif » (2014), a cessé d’être l’élucubration d’un solitaire. C’était le but de son « coming out ». Avec ce déballage, c’est toute la perspective de son parcours littéraire qui a basculé. De « La Tête du cobra » (2003) à « Retex » (2018), derrière l’enrobage et les tics d’écriture, en grattant sous l’exaltation de la terre africaine ou la sexualisation du moindre personnage féminin, on était en fait dans le vécu, parfois dans les révélations. Avec le recul, certains personnages ont pris de l’épaisseur, de la chair, comme le diplomate français mégalo au centre de « Rouge intense » (2005) ou le diamantaire belge du « Seigneur d’Anvers » (2009). Cette ambigüité entre fiction et réalité, son huitième livre en est une nouvelle variation, en plus poussé encore. Le narrateur, un espion, un clandestin, Victor, la cinquantaine, raconte son ultime entrevue avec sa cheffe, son « officier traitant », celle qui lui a confié ses missions et à qui il a rendu compte. Elle n’a plus besoin de lui. La France non plus. Les priorités ont changé. Il l’a aussi un peu embobinée – une seconde nature dans ce métier – et beaucoup agacée – son indépendance, ses intuitions, ses maîtresses. Lui aussi a des comptes à solder. Femme de pouvoir, ambitieuse, elle l’a toujours fasciné et en a joué. Attirance des contraires. Elle incarne les règles, les procédures, le cloisonnement, lui aspirait à être « un homme sur cette Terre », vagabond sous couverture, amoureux d’une Afrique de savane, de dunes et de pistes, frère d’inconnus de rencontre. Au fil de leur partie d’échec dans un recoin d’un grand café parisien (surtout ne jamais tourner le dos à l’entrée), il se remémore ce qu’il a ressenti au milieu de guérilleros hallucinés, dans la foule acclamant Mandela libéré ou sous les bombes de mercenaires d’un camp adverse… Il revit ces risques pris en Angola, au Rwanda, en Somalie, pour une note confidentielle, un précieux petit feuillet livré à un ministre ou au Président. Au prétexte d’une romance impossible, « Vesper » distille alors de vrais secrets plus ou moins masqués. Dès que son style se dépouille, se fait plus brut, précis, chronologique, on flaire un souvenir, une scène rare, un peu d’Histoire. Peu importe s’il existe ou non une Vesper à la tête de «la Boîte » et si elle ressemble ou non à celle du roman. Elle est au livre ce qu’une « légende » est à l’existence d’un espion, un habillage qui trompe son monde. Tout en nous l’agitant sous le nez, Vincent Crouzet nous livre une description rare du travail de terrain d’un espion, des relations qu’il noue, des sentiments qu’il éprouve, de ce qui le fait avancer. On le voit s’égarer dans sa peau de trafiquant d’art brut, de passeur de diamants, de marchand d’armes, de négociant en café, parfois fauve parmi d’autres, isolé parmi les monstres. On a souvent rencontré Vincent à Paris, auteur en promotion, romancier en interview. Peut-être était-il alors Victor, en transit entre Le Cap et Londres, entre Luanda et Berlin. Le renseignement, nous fait-il comprendre dans cette fiction largement autobiographique, est un monde dont on ne divorce jamais. Comme la littérature ?