Imaginez un « long, très long serpent dont la queue serait munie d’une seconde tête », et qui s’observerait depuis ses deux extrémités. Remplacez ensuite ce serpent par des lettres, des mots, des phrases, et vous obtenez un palindrome, étrange animal du bestiaire littéraire admiré de l’Oulipo et de ses membres, au premier rang desquels le maître, Georges Perec, qui établit en 1969 un palindrome record de 5566 lettres. Si cela vous semble peu, rappelez-vous que la seconde partie d’un palindrome n’est autre chose que la lecture inversée des lettres de la première. Autrement dit, aucune des deux parties d’un palindrome ne peut exister seule, l’une dépend entièrement de l’autre et vice-versa.
Il faut donc un certain cran pour se mesurer au record de Perec. Le 20 février 2002, les oulipistes Jacques Perry-Salkow et Frédéric Schmitter se lancent dans l’aventure et achèvent dix-huit ans plus tard, le 20 février 2020 (notez au passage que ces deux dates sont des palindromes) « Sorel Eros » (palindrome encore !), 10 001 lettres (palindrome toujours !). Le maître est dépassé. « Le jour est triste et gai à la fois ». Si la prouesse littéraire l’emporte sur l’intrigue racontée, « Sorel Eros » n’a rien d’incompréhensible et se lit comme un poème en prose, illustré par les détails d’un portait d’Agnès Sorel, favorite de Charles VII. Sur l’un d’eux, le lecteur remarque le W formé par les doigts de la belle, à l’exact point de jonction des deux parties du palindrome, comme un ultime hommage à Perec et à son « W ou le Souvenir d’enfance ».