Michel Serres a remis à son éditrice le manuscrit de Relire le relié deux jours avant de mourir. C’est dire l’effort qui a été le sien pour mener à bien ce qu’il savait être son dernier livre. Un livre auquel il tenait beaucoup puisqu’il est daté, ce qui est symptomatique, Agen 1945, Vincennes 2020 – comment mieux dire que le thème de ce livre l’a accompagné durant toute sa vie?
Ce thème, c’est celui de la religion ; le titre du livre rappelle la double étymologie du mot : religion vient en effet du latin « religare » qui signifier « relier »; mais pourrait venir, selon d’autres sources, de « religere » qui signifie recueillir, recollecter, d’où relire.
Les commentateurs habituels des ouvrages de Serres, les producteurs d’émissions culturelles ont fait mine de d’étonner : comment ? un auteur qui s’est fait une spécialité de l’histoire des sciences, qui a si souvent brocardé l’ignorance en matière de savoirs scientifiques des autres philosophes, le voilà qui non seulement s’intéresse à la religion, mais au christianisme et dans sa version romaine, faut-il encore préciser ! jetons un voile pudique sur cette fin de vie, si cruelle, mon bon monsieur, où les plus intelligents deviennent gâteux et surtout ne parlons pas de ce livre.
L’attention portée par Serres au christianisme n’est pourtant pas nouvelle – il n’est presque pas un de ses livres qui ne fasse preuve d’une culture extrêmement précise en ce domaine, il n’a pas cessé, dit-il lui-même, de lire et de relire les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il y a trouvé un bon nombre d’intuitions qu’il a reprises – je ne citerai que le thème des Anges qui depuis la série des Hermès jusqu’à La légende des anges n’a cessé de l’obséder et de lui donner une manière d’illustration de ses thèses sur la communication.
Cela encore serait acceptable, même si des grincements de dents étaient perceptibles chez certains, mais voici que dans ce dernier texte Serres apparaît comme un croyant, et de cette espèce particulière qu’on appelle mystique – c’est-à -dire qui a vécu une expérience telle qu’elle a illuminé toute sa vie, même si la vie a pu l’en écarter à tel ou tel moment. A l’image de Pascal et de son Mémorial, ce parchemin de papier qui fait mémoire de l’illumination d’une nuit d’extase ; ou de Kierkegaard qui vécut une semblable expérience. Un croyant travaillé par le doute, en est-il d’autres ?, pas un dogmatique branché sur son catéchisme.
Le livre est centré sur l’incarnation qui est le point de rencontre entre le vertical et l’horizontal, entre le divin et l’humain, le point d’irradiation lumineuse à partir duquel peut se lire le sens de l’aventure humaine, à partir duquel peut s’effectuer la synthèse globale que le mal n’a de cesse de diviser. C’est une entreprise ultime pour tenter de comprendre d’où vient la force même de l’idée de vérité – hors de laquelle il n’est point de salut.
Serres n’ignore pas que la tentation de toute religion est d’oublier qu’elle n’a de sens qu’à relier l’humain au divin ; et que les liens qu’elle établit entre les hommes risquent bien souvent de se transformer en chaîne. » Le collectif c’est le mal », dit Serres, en un raccourci saisissant.
« Dans l’extase mystique, présente, active dans toutes les religions, donc universelle, la présence de Dieu ou du divin comble ceux qui la vivent d’une joie souveraine, parfaite, paisible, sauve de tout Mal, gracieuse. » Ce sont ces derniers mots.
Ce livre n’est pas d’un accès facile ; il demande qu’on le lise, le relise pour en apprivoiser toutes les richesses, mais il contient des pages lumineuses – sur les Rois Mages, sur le reniement de Pierre – qui sont accessibles à tous et qui pourront nourrir ceux qui ont besoin de sens pour continuer à vivre.