Nancy Huston n’a pas froid aux yeux, jamais rien ne l’effraye, ni les sujets difficiles, ni les thèmes hasardeux. L’audace est son moteur, la liberté sa boussole. Dans « Lèvres de pierre », son dernier roman, elle dresse un parallèle entre son double littéraire prénommée Dorrit (rencontrée déjà dans d’autres livres), et… (vous êtes bien assis?) Pol Pot! Oui, Pol Pot, le chef des Khmers rouges responsable de la mort de plus d’un million de compatriotes, torturés, épuisés, affamés, sans qu’il ne montre l’ombre d’un repentir. Ce n’est pas au dictateur que Dorrit s’identifie bien évidemment, mais elle compare leur jeunesse instable, leur manque de repères, leur séjour parisien déterminant pour l’une et l’autre car ils ont découvert l’engagement politique auprès des Français, cette fragilité enfin qui les pousse à devenir des proies sexuelles d’abord, avant de les transformer plus tard en machine de guerre au service de leur combat. D’opprimés, ils deviennent opresseurs: tandis que Dorrit affiche un féminisme pur et dur, intolérant, flirtant avec la détestation des hommes et surtout celle d’elle-même, Pol Pot se métamorphose, lui, en un révolutionnaire radical pour lequel la vie humaine n’a plus aucune valeur. Après quelques instants d’étonnement, on se laisse happer par ce récit au pitch improbable. Il fallait beaucoup de talent et d’habileté, pour réussir ce numéro d’équilibriste et ne pas sombrer dans la farce ou le ridicule. Nancy Huston est totalement bluffante.