Comme toutes les héroïnes de Jean Rhys, Sasha Jansen se sent humiliée et trompée par les hommes. Animée d’une tristesse incurable, elle arpente sur ses hauts talons bon marché les rues de Paris, de bar en café. Nous sommes en 1939. La guerre ne fait pas encore rage et cette Anglaise d’une quarantaine d’année revient à Paris. Autrefois, il y a vingt ans, elle était accompagnée d’Enno, son mari. Aujourd’hui, elle est seule. Il l’a quittée. Alors quand les lampadaires s’allument et que les magasins ferment, quand le pas des passants se fait plus léger, moins pressant, que les regards se font moins incisifs, quand on est ivre et que plus rien ne semble avoir de sens, Sasha sort. Ses déambulations la conduisent tout droit vers des inconnus : deux Russes, d’abord, et puis surtout un jeune homme, qu’elle surnomme le « gigolo » et qui la prend pour une femme riche. Mais elle est loin d’avoir la vie facile. Elle ne dort plus sans somnifère et vit grâce à de l’argent qu’on lui a prêté. A défaut de s’abandonner dans les bras de ces hommes, elle s’abîme dans la chaleur réconfortante de l’alcool : un Pernod, un cognac-soda ou même un verre de vin lui suffisent pour éprouver un peu de joie, toujours fugace. Elle tente d’oublier le passé, mais en vain : celui-ci la guette et la rattrape à chacune de ses errances. On la croit folle ; elle est juste seule.
Publié en 1939 en Angleterre, « Bonjour Minuit » a longtemps été ignoré. Après sa publication, Ella Gwendolen Rees dite Jean Rhys, a disparu. Certains l’ont crue morte. C’est seulement vingt ans plus tard qu’une adaptation radiophonique du roman lui rend ses lettres de noblesse : on redécouvre alors ce récit magistral sur la liberté féminine. Aujourd’hui, les éditions Denoël ont fait le choix de republier ce chef d’œuvre, préfacé par Fanny Ardant : ses mots sont un hommage à l’écrivain britannique et son approche originale fait revivre la femme désabusée, la ressuscitant de façon éclatante.
Qu’on la découvre ou qu’elle nous soit déjà familière, Sasha Jansen est une héroïne que l’on suit avec plaisir dans le Paris d’avant-guerre. Et même dans la plus profonde intimité sentimentale, Jean Rhys n’analyse jamais. Son écriture sobre et pudique ne fait que constater, à grands coups de répétitions, l’implacable tristesse. Dans un dialogue poétique et épuré, teinté de soupirs et de silences, Sasha avance à tâtons, indécise et imprudente, écoutant cette voix dans sa tête nimbée de contradictions. Elle n’a d’interlocuteur qu’elle-même. À fleur de peau, elle pleure mais ne s’apitoie pas. Ce pourrait être triste à fondre en larmes, mais au comble de la douleur, cette héroïne mélancolique pose sur le monde et les choses, un regard trempé d’humour et de sarcasme.