Lorsqu’il entre chez Caroline, Lou ne s’attend pas à y rester. Étudiant, il n’est venu que pour un simple article, pour tenter de percer le mystère de l’écrivaine qu’il adule. Il a lu tous ses livres. Il a désormais besoin de savoir qui elle est. Et, chose rare : elle accepte. Elle le reçoit alors même qu’elle ne voit plus personne, ne donne plus d’interviews –et surtout pas aux journalistes, qu’elle fait déguerpir à coups de talons hauts ou de feux de carabine. À 39 ans, la brillante auteure précoce, connue pour ses premiers romans sulfureux, vit recluse dans la campagne, au cœur du Devon. Et c’est dans cette maison anglaise que la scandaleuse commence à se livrer. Pendant qu’elle parle, de sa voix rauque, éraillée -une voix de fumeuse- Lou écoute et enregistre. Le soir, ils se couchent, chacun dans une chambre, et le matin, ça continue : Caroline parle, Lou s’imprègne, fasciné. Sans jamais l’interrompre, mais avide de percer le secret du génie, le jeune homme se tait. Peu à peu, il l’apprivoise. Elle lui donne sa confiance. Inexorablement, les souvenirs de Caroline se mêlent aux siens. Tous deux sont issus d’un milieu difficile, défavorisé, misérable même, et leurs destins se mélangent, se retrouvent sans cesse. La mémoire de l’un dessine celle de l’autre, remontant à la surface comme un animal traqué. Et leurs bribes de passé sont tout aussi violentes, choquantes, tragiques.
Plus que l’histoire d’une rencontre entre un jeune thésard homosexuel et une star de l’écriture, « Buvard » est le récit d’une confrontation. Pendant neuf semaines, presqu’en huis clos, il partage sa réclusion, et apprend surtout à vivre avec elle. C’est l’été. Il règne une chaleur torride. Les mots de Caroline transpirent, gouttent, coulent, jusqu’aux oreilles de Lou. Comme un assoiffé, il absorbe, il avale ses paroles. Ils ont chacun des secrets, chacun un passé douloureux qui les ronge et les détruit. Reste à se relever, à affronter la vérité, à s’éponger le front. Julia Kerninon nous dévoile l’écriture triomphante, celle qui résulte du passé cruel, qui invite à l’introspection. La violence de la langue de son héroïne cache des secrets enfouis, qu’elle ne veut pas dévoiler. Pourquoi est-elle arrivée dans cette maison ? C’est la question à laquelle Lou doit répondre à tout prix. Une à une les réponses tombent, comme des couperets. En se contemplant dans le passé de l’écrivaine, le jeune homme fait face à sa propre vie.
Julia Kerninon parvient à décrire le formidable processus de création littéraire, et la fièvre qui s’empare de l’écrivain, haletant, face à sa machine à écrire. Longtemps après avoir refermé « Buvard », ses mots résonnent encore, comme une éternelle gueule de bois.