Kundera nous a habitués aux fêtes : aux dîners mondains comme aux réunions potaches, aux bêlements avinés de la jeunesse communiste aussi bien qu’aux tintements des coupes que l’on frappe d’une cuillère à dessert avant de porter un toast. Maître en l’art de raconter les rapports humains, de faire valser les points de vue à mesure qu’il se penche sur l’un ou l’autre, passant de la femme à l’homme, du chef au subalterne, de l’envieux à l’envié, Kundera a toujours saisi dans les manifestations de groupe le symptôme le plus exacerbé et le plus savoureux de la nature humaine. Et il nous a également habitués à l’ « insignifiance » – ou, plus exactement, à la si signifiante façon qu’il a de traiter l’insignifiance, cette forme de nihilisme lumineux qui dévoile en souriant l’absurdité de l’existence et les abysses de lâcheté qui conduisent les hommes à gâcher leur vie. Son dernier roman, un court texte qui se lit en un après-midi, de préférence là où il se passe – au soleil, sur un banc du jardin du Luxembourg – peut être considéré comme un condensé de son œuvre et un manifeste de sa poétique.
Aussi Alain, Charles, Caliban et Ramon sont-ils quatre héros kunderiens par excellence : entretenant des rapports problématiques avec leur mère, leur femme, leur fidélité, et tout ce qui a trait au désir de manière générale, ils posent sur le monde – en l’occurrence, le sixième arrondissement, qu’ils habitent presque en parasites, logeant dans des studios ou vivotant en faisant le service dans des cocktails de riches – un regard toujours neuf malgré leur âge. Amis depuis une paye, ils se connaissent et se complètent les uns les autres comme quatre facettes d’un même personnage. Ou plutôt comme les quatre wagons d’un même convoi, lancé à rebours du temps. Staline et son vieux sous-fifre Kalinine, prostate hypertrophiée et déférence placide, font leur apparition au fil des pages, jusqu’à un final quasi fellinien qui symbolise à lui seul l’écriture de Kundera : d’une modernité intemporelle, soucieuse du réel plus que du réalisme, elle envisage le monde comme un théâtre, elle fouille dans l’Histoire ce qui fait fable, dans les souvenirs intimes ce qui fait universel. Voyez Alain, abandonné par une mère qui ne le voulait pas, et obsédé depuis quelque temps par un nouveau « lieu d’or » du corps féminin : le nombril. Le nombril qui devient le motif d’une réflexion sur la filiation et la répétition, sur l’effacement du particulier au troisième millénaire, et sur la « chute des anges », comme le présage le titre de l’avant-dernier chapitre.
Car ce roman désabusé – qui a tout, hélas, d’un épilogue, eu égard aux 85 ans de l’auteur – ne pouvait pas achever une si magistrale carrière en apothéose. Les anges tombent, les héros vieillissent, les belles femmes ne sont plus déshabillées. Résonnant d’une petite musique qu’il suffit d’une seule phrase pour reconnaître comme celle de Kundera, « La Fête de l’insignifiance » place la répétition au cœur de son propos, à l’image du duo Charles-Caliban, inventeurs, pour se mettre à distance du monde bourgeois dans lequel ils évoluent en livrée, d’une langue imaginaire dont ils ont fini par se lasser, sans toutefois réussir à cesser de l’employer. Kundera est trop immense pour se faire prendre au piège du temps. Humblement lucide, le prochain prix Nobel de littérature (on a le droit de rêver…) fait de ses personnages les porte-voix de son monde romanesque : des hommes qui se savent mortels, et qui ne renoncent pas pour autant aux plaisirs de la vie – à une bonne bouteille d’armagnac, fût-elle renversée sur le sol ; aux expressives fesses d’une jeune femme, fussent-elle destinées à un autre ; aux allées d’un parc le dimanche, fussent-elles un deuxième choix pour éviter la cohue devant les toiles de Chagall. La vie n’a pas de sens mais le dernier roman de Milan Kundera est une fête, alors profitons-en !