« La nuit tombe sur l’île. La nuit remplit les creux, s’infiltre entre les champs, une marée d’ombre qui recouvre tout peu à peu ».
Un homme déjà âgé se retrouve dans un coin perdu de l’archipel du Japon. Est-il venu pour mourir ? Sans doute. Ecrivain sans œuvre, journaliste raté, il traîne son désespoir le long de la grève. Ici, il y a trente ans, la femme qu’il aimait, Mary, s’est noyée. Volontairement. Il regarde l’eau, des heures entières, et se demande encore pourquoi elle a choisi de mourir ainsi, sans un mot d’explication. Mais un autre souvenir, plus ancien, le hante. Lorsqu’il était jeune reporter de guerre, il a assisté à un viol collectif qu’il n’a ni tenté d’empêcher ni dénoncé. Il a fait de la prison pour cela mais n’a pas la sensation d’être lavé de sa faute. Bien au contraire, puisqu’il ne s’est jamais défait de sa culpabilité. N’est-ce pas ce drame, obsédant, qui a conduit Mary vers la mort ?
Curieusement, une petite fille du village s’attache à lui, intriguée par ce vieux monsieur solitaire. « Mon nom est June. Ma mère est une femme de la mer. Je n’ai pas de père ». Ainsi débute son monologue. Elle-même vit un peu en marge. Elle a treize ans, n’est pas née sur cette île mais quelques années auparavant elle y a débarqué un beau matin toute seule avec sa mère. Entre le vieux monsieur et la petite fille va se nouer une relation étrange, hasardeuse et pudique. Laissant parler en alternance le vieux monsieur et la petite fille, Le Clézio saisit ce moment trouble du passage de l’enfance à l’adolescence. La petite fille aimerait que le vieux monsieur soit à la fois son père et l’homme de sa vie, tout en sachant qu’il n’est ni l’un ni l’autre. Elle est jalouse de ses secrets, aimerait lui confier les siens. Tous deux se retrouvent rituellement chaque jour sur les rochers, au bord de l’eau, et leur rencontre va changer leur vie.
« Tempête » est le premier des deux textes courts, ou novellas, qui composent le nouveau livre de Jean-Marie Gustave Le Clézio. Il est aussi celui qui donne son nom au livre et contient plusieurs thématiques chères à l’auteur : la plénitude de certains paysages, la force des éléments –air, mer, ciel- la culture particulière des gens de l’île, avec ces femmes qui plongent en apnée à la recherche de coquillages. Mais aussi la douleur écrasante de la culpabilité, que l’on surmonte en s’ouvrant aux autres. Parce qu’il sauve la petite fille, le vieil homme se sauve lui-même.
Ce thème de la survie, mais aussi des origines obscures, de la violence et de la mort, on le trouve également dans le second texte de ce recueil, « Une femme sans identité ». Une jeune fille raconte : grandie en Afrique dans une famille bourgeoise qu’elle déteste, elle a appris enfant qu’elle était née d’un viol. La famille doit bientôt émigrer en France et cet exil désintègre un équilibre déjà précaire. On va alors suivre l’errance de la jeune femme. « J’ai été un fantôme. Je dis cela parce que je ne peux pas décrire autrement ce qu’était ma vie, dans cette ville, à marcher, marcher, glisser le long des murs, à croiser des êtres que je ne reverrai jamais. Sans passé ni avenir, sans nom, sans but, sans souvenirs ». Mais ce personnage magnifique va se débrouiller pour se construire une vie malgré tout, portée par sa seule volonté d’exister.
Comme souvent chez Le Clézio, il est donc question d’exil. Franco-Mauricien né à Nice, Le Clézio a passé une partie de son enfance en Afrique. Aujourd’hui encore, c’est un écrivain nomade, ouvert sur le monde. Dans ses textes, il partage son admiration pour le mystère de paysages, comme le désert ou l’océan, et son intérêt pour les différentes cultures, des Amériques à l’archipel du Japon. Mais le plus important est sans doute sa phrase, ample, poétique, qui nous berce de sa solennité hors d’âge, hors du temps et des modes. Ce qui fait de Le Clézio, Prix Nobel 2008, un auteur classique.