Christa Wolf (1929-2011) est un des plus grands auteurs de langue allemande ; son œuvre, commencée tardivement en 1963, a été récompensée des prix les plus prestigieux. Le dernier livre qu’elle a écrit quelques mois avant sa mort est dédié à son mari, un cadeau pour leur soixante ans de mariage en forme de récit court et dense concentré sur les souvenirs d’un personnage magnifique.
« August se souvient » : l’incipit est simple, à l’image de la trame narrative de cette nouvelle. August est un vieil homme solitaire, il est chauffeur de bus et ramène à Berlin de joyeux touristes retraités après un séjour à Prague. C’est durant ce chemin du retour qu’il se souvient de son enfance, son esprit oscillant entre le présent de la route et le passé intime.
Dans l’immédiat après-guerre, en Allemagne, August est un orphelin de huit ans, qui, après un bombardement, est recueilli dans un château reconverti en sanatorium de fortune. Pendant presque un an, il va rester pensionnaire au « château des mites », comme on l’appelle, où se font soigner de la tuberculose des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants seuls comme lui. C’est un microcosme où le petit garçon a tout le loisir d’observer les allées et venues d’une fillette, Lilo, dont il est fasciné par le caractère bien trempé et la sollicitude envers les autres. Elle est en quelque sorte la petite maman optimiste et débrouillarde de cette communauté, qui chante des berceuses pour tous, raconte des histoires pour colorer le temps qu’elle passe auprès des petits malades mourants, sans peur de la contagion, secondant les infirmières dépassées et à court de ressources, assistant aussi l’instituteur qui vient donner quelques leçons dans cette cour des miracles. La vive et intelligente Lilo, c’est la vie qui défie la mort d’un sourire ou d’une mélodie. August se prend d’amour pour cette fillette dont il fait en secret la princesse de ce château d’où l’on sort les cadavres par une petite porte dérobée, métaphore d’un monde qui se meurt de consomption dans l’insignifiance générale.
Par contraste avec les voyageurs qui s’égaient dans son bus, August, lui, se remémore les années de pénurie qui ont suivi la guerre et qui ne l’ont pas épargné. Dans un jeu de va-et-vient des temporalités, ce cœur simple et résigné pense à sa vie de chauffeur routier sans éclat, à son mariage modeste avec Trude, qui est morte maintenant, à sa solitude enfin et toujours, au milieu des rires et des chants du groupe qu’il transporte. Au terminus de la gare routière, il retourne sans bruit à son petit appartement de banlieue et à son quotidien routinier sans amertume ni nostalgie, car cet esprit doué d’une profonde sensibilité éprouve la reconnaissance des êtres élus auxquels les hasards de l’existence ont permis d’approcher le bonheur, incarné pour August en Lilo, la petite fée qui est sortie de sa vie en agitant un mouchoir bleu.
Dans une prose qui tire sa beauté de sa simplicité, Christa Wolf invite son lecteur, à l’instar de son héros éponyme, à garder en lui comme un trésor la chance éprouvée, seule puissance essentielle, que le souvenir contemple et polit, lorsque la fin approche et que tout se disperse ou s’évanouit.