Voici un livre au ton singulier, à mi-chemin entre la fable et la peinture sociale.
La scène inaugurale, d’une brutalité crue, sonne comme une véritable parabole : un couple de richissimes Américains et leur jeune fils turbulent dînent dans un grand restaurant parisien. Tandis que le petit garçon entrave le ballet des serveurs, l’un d’entre eux, un jeune Noir, lui suggère aimablement de se rasseoir et, d’un geste, le ramène vers sa table. Le simple fait d’avoir touché l’enfant lui vaut d’être aussitôt violemment frappé au visage par le père, sans que quiconque ne réagisse, chacun souhaitant que l’établissement retrouve au plus vite l’ordre et le silence qui le caractérisent.
Le contraste entre l’atmosphère feutrée du lieu et le comportement primaire de cet homme est saisissant et donne le ton de ce qui va suivre.
Cette scène, extrêmement brève, apparaît peu crédible : on se dit que de tels comportements de nature animale sont généralement proscrits de ces lieux. Pourtant, la violence n’est pas étrangère aux plus privilégiés d’entre nous. Au contraire, l’auteur démontre que plus les enjeux financiers sont importants, plus cette violence semble pouvoir se manifester insolemment, sans fard et sans pudeur. C’est précisément cette violence que le roman va s’efforcer de mettre à nu en nous décrivant le cheminement des divers spectateurs de cette scène, tous confrontés d’une manière ou d’une autre à l’attrait de l’argent élevé au rang de valeur suprême.
Du petit professeur russe devenu un oligarque capable d’adopter les méthodes les plus expéditives pour étendre son empire sur les ruines de celui de l’Union soviétique au WASP prétendant incarner le rêve américain pour bâtir sa fortune sur la crédulité de ceux qu’il va réduire à la misère par le biais des crédits immobiliers, en passant par la trader aux dents plus que longues, c’est une galerie de portraits d’un cynisme totalement écoeurant que nous présente Fabrice Humbert.
Même si l’on ne doute pas de la crédibilité des situations et des personnages, une telle concentration finit par donner le vertige et provoquerait un véritable dégoût du genre humain s’il n’y avait la présence de Sila, qui donne par ailleurs son titre au roman. Quelle est donc cette fortune qui serait celle du seul protagoniste à ne pas se montrer fasciné par l’argent ? Ce personnage un peu énigmatique qui semble venir d’Afrique, mais non d’un pays précis, plutôt d’un village fantasmagorique, à l’allure quelque peu christique que lui confèrent ses attitudes, sa gestuelle et sa propension – presque – inconditionnelle à pardonner ceux qui l’ont offensé, sauve le roman de l’abjection et le pare d’un caractère étrangement poétique qui en fait tout le charme.
A l’aube d’un monde nouveau façonné par la recherche effrénée et insatiable du profit, de la chute du mur de Berlin à la crise financière de 2008, Sila apparaît comme le seul être en accord avec lui-même, en capacité de conduire sa vie sans se compromettre ni chercher à soumettre autrui, et finalement à conserver sa part de liberté et de choix.
Avec cette vision très noire de notre société mondialisée, Fabrice Humbert nous offre un roman dense et fulgurant qui se lit d’une traite.