« Efface tes traces »: cette phrase de Brecht résume tout le propos du dernier roman de Juan Manuel de Prada sur une imposture à la façon de « Monsieur Riplay » (ou « Plein Soleil » pour les cinéphiles), mais version phalangiste madrilène années 40.
Antonio Esposito, petit malfrat d’à peine 20 ans, dérobe des portefeuilles à la Puerta del Sol à Madrid. Pour mieux harponner et plumer les bourgeois, il demande à la sensuelle Carmen d’être sa complice et de servir d’appât en jouant de ses charmes. Mais un de leurs larcins tourne mal et Carmen tue leur victime menaçante. Par amour pour elle, Antonio endosse ce crime et prend la fuite en s’engageant dans la Division Azul, corps de volontaires espagnols créé par Franco pour combattre les communistes dans les rangs des nazis sur le front de l’Est.
Le destin d’Antonio va basculer dans l’horreur d’une guerre livrée dans des conditions extrêmes où « chaque seconde vaut toute une vie, parce que la vie peut être perdue en une seconde ». Il va se battre aux côtés d’un sous-lieutenant aussi noble que téméraire, issu d’une famille très riche et qui lui ressemble comme un jumeau: Gabriel Mendoza. Ensemble, ils vont vivre la violence des combats sans dignité et les années d’avilissement dans les camps de Staline. Alors que Mendoza est assassiné, Antonio en 1954 est libéré et c’est sous le nom de son ami qu’il rentre en Espagne pour tenter d’hériter de sa fortune. Dans la peau de son camarade, le voleur à la tire qui vivait entre taudis et coupe-gorges va découvrir un monde d’une toute autre violence où « les riches familles cachent, derrière une façade enchanteresse, des sous-sols ténébreux et des greniers où se nichent des aspics ». Le prix de son imposture sera très lourd à payer, celui d’une vie en déséquilibre permanent entre mensonges, dissimulations, manipulations et sang versé.
« Vous qui entrez, laissez ici toute espérance », dit Dante de l’Enfer. C’est à cette phrase que l’on pense tout au long de la lecture d’« Imposture ». Pris au piège dans le poing serré du diable, Antonio est dominé de bout en bout par les forces du mal. Juan Manuel de Prada nous offre une épopée ample et foisonnante autour du destin d’un anti-héros confronté aux heures les plus sombres et visqueuses de notre histoire. Le lecteur, aux côtés de ce personnage tout en ombres, est plongé dans un puits d’épouvante où rien ne lui est épargné. Difficile pourtant d’interrompre cette lecture souvent éprouvante tant l’auteur parvient à nous prendre dans les filets de son intrigue et à nous magnétiser par la richesse d’une langue haute en noirceur. Ce roman viril et musclé nous en met plein la vue, on le lit comme plongé dans le noir d’une séance de cinéma en Kinopanorama. Du romanesque grand écran.