S’il y a un corps de métier qui se prête à l’écriture romanesque, c’est bien celui des professeurs d’université. Sans doute parce que les romanciers le connaissent mieux que n’importe quel autre – quand les auteurs n’enseignent pas la littérature, Outre-Atlantique, ils donnent des cours de « creative writing » –, sans doute aussi parce que l’université est un vivier de passions humaines (qui dit vivier dit panier de crabes), une modélisation à échelle réduite de ce qui fait tourner le monde. Poussez la porte du moindre établissement de province ; invariablement, sous les actes de colloque et les demandes d’allocations de thèses, vous trouverez les mêmes ingrédients : ambition, jalousie, orgueil, coucheries. Et il suffit de lire Philip Roth, John Irving, Joyce Carol Oates ou David Lodge pour se convaincre de la fertilité de ce genre à part entière qu’est désormais le roman de campus.
Dans son irrésistible (faux) polar, « La Traduction », l’Argentin Pablo de Santis fait encore mieux. Il rétrécit l’angle et braque son microscope sur une pratique aussi cruelle que méconnue, rite initiatique pour une poignée d’élus en pantalons de velours côtelé, occasion des plus angoissants huis-clos : le colloque universitaire. Quand Miguel de Blast, traducteur à temps-plein depuis qu’il a renoncé à une carrière académique et admis qu’il n’avait pas le talent pour devenir écrivain, reçoit une invitation à un congrès sur la traduction organisé par un ancien collège de fac, il s’attend à vivre cinq jours d’ennui. Seule la présence d’Ana, un ancien amour, le convainc de participer à la manifestation et de se rendre dans la petite ville côtière battue par les vents qui en sera le théâtre. À moins que sa décision n’ait également à voir avec la venue de Naum, son ancien camarade et plus authentique ennemi… Naum le conquérant, professeur beau et brillant dont les essais se vendent comme des petits pains – Naum qui fut lui aussi l’amant d’Ana, bien entendu. N’est-ce pas que le monde des chercheurs est explosif ?
Sur place, des orateurs mal habillés se succèdent à l’estrade et les repas sont servis dans le restaurant humide d’un hôtel en construction. La pluie tombe sans discontinuer, un vieux phare désaffecté dresse son ombre fantomatique au bout de la jetée, et la plage se recouvre au matin de cadavres de phoques en décomposition. On vous avait promis du huis-clos, vous allez être servis ! Ne manquait plus que le crime, qui ne tarde pas à arriver. Un des participants au colloque est retrouvé gisant au fond d’une piscine encore vide, une pièce de monnaie sous la langue. Le premier de la série. Sans le vouloir, Miguel, héros génial, quarantenaire déprimé et caustique, commence à mener l’enquête. Une enquête qui le conduit vers l’existence d’une antique langue maudite et qui n’a de cesse de repousser les frontières entre le sens propre et le sens figuré, les concepts et la réalité.
C’est là l’intelligence littéralement grisante du court roman de Pablo de Santis. Bâtir une réflexion vertigineuse sur les ressorts de la traduction tout en moquant ceux qui se croient capable de bâtir des réflexions vertigineuses ; utiliser les codes du thriller et les parodier l’instant d’après. Car n’y a jamais un seul degré chez cet Argentin béni des dieux de l’ironie. Dans une langue moléculaire, qui économise ses effets puis décoche sans prévenir des flèches à l’efficacité décapante, Pablo de Santis met le feu au bûcher des vanités et offre un moment de pur bonheur, aussi raffiné et exigeant qu’un carré de chocolat 78%.
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