Après nous avoir enthousiasmé avec « Un pays à l’aube », ambitieuse fresque politico-policière sur le Boston des années vingt, Dennis Lehane s’est multiplié. L’auteur de « Mystic River » a couvé la production de Martin Scorsese « Shutter Island », tiré de son roman, tenté de relancer son duo de détectives Patrick Kenzie-Angela Gennaro dans le poussif « Moonlight Mile », fait une pige sur la production d’un épisode de la série télé « Boardwalk Empire », une autre comme figurant dans la série policière « Castle », et trouvé le temps et l’inspiration pour reprendre le Boston de « Un pays à l’aube » là où il l’avait laissé, en 1926, en pleine prohibition…
Cette ville où Dennis Lehane est né, et où il a enraciné sa bannière de romancier, est alors le terrain de jeu des bouilleurs de cru, trafiquants d’alcool et autres tenanciers de bouges clandestins. Aiden « Danny » Coughlin, le policier défroqué du premier volet, a fui la débauche et la corruption, autant que la présence étouffante de son père Thomas, grand maître des ripoux locaux. Le héros de « Ils vivent la nuit » est son jeune frère, rebelle à son idéalisme comme à l’hypocrisie paternelle.
Dès la première phrase, l’auteur trace la frontière au-delà de laquelle s’épanouit ce hors-la-loi assumé. « Quelques années plus tard, sur un remorqueur dans le Golfe du Mexique, Joe Coughlin verrait ses pieds disparaître dans un bac de ciment frais ». Braqueur à vingt ans du tripot d’un parrain local, Joe va néanmoins faire carrière avec un rare souci de cohérence, de légitimité, presque de noblesse. Soit sans se voir plus propre qu’il n’est, mais sans non plus se reconnaître dans les parrains froids et cyniques qui l’entourent, ni dans leurs sbires décérébrés. Dennis Lehane dépeint autour de lui les fraternités d’arme bancales, les trahisons, le jeu trouble des représentants de la loi et des notables, l’agitation fébrile des nervis du Ku-Klux-Klan.
« Ils vivent la nuit » se distingue du tome précédent par son casting forcément moins hétérogène et moins contrasté. Truand intelligent et homme de principes, le personnage de Joe Coughlin perd un peu en crédibilité ce qu’il gagne en intérêt, tant il plane haut au-dessus de ses rivaux. La dimension raciale que Dennis Lehane explorait au travers de l’amitié entre Danny et l’ancien esclave Luther dans « Un pays à l’aube » semble aussi parfois se dissoudre dans les amours de Joe et Graciela.
Il reste que par son souffle, son rythme, sa variété d’émotions et de rebondissements, cette suite prolonge le plaisir éprouvé à la traversée d' »Un pays à l’aube ». Qu’elle offre par ses dialogues, vifs, drôles, tendres ou sobres quand il le faut, une palette de nuances aussi riche que dans la vraie vie. Et qu’à l’instar d’un Ken Follett, d’un James Ellroy ou d’un Arturo Perez-Reverte, Dennis Lehane nous emmène plus haut et plus loin quand il flirte avec l’Histoire que quand il joue les puristes du roman policier…