L’affaire est l’une de celles – innombrables – venues frapper à notre porte depuis les États-Unis, cet universel réservoir à faits divers. Le genre d’histoires que l’on a vu s’afficher, pixélisée, sur la bannière d’un mauvais site internet, ou que l’on a lue, finement analysée, entre les pages de nos quotidiens nationaux. On est incapable de situer le comté sur une carte mais on se rappelle encore le reflet de la blouse orange de l’accusé sur nos écrans de télévision. De l’une de ces histoires, Oriane Jeancourt Galignani s’empare. Laquelle en particulier, peu importe. Une histoire américaine, à la fois proche de nous, comme le sont devenus les paysages d’un territoire dans lequel on n’a parfois jamais mis un pied – proche et en même temps absurde, aussi incompréhensible que nous le paraissent les aberrations du plus puissant pays du monde. L’obésité morbide, Bush, les églises évangélistes. Cette fureur monstrueuse qui enveloppe à nos yeux l’Amérique et qui en fait, résolument, le territoire romanesque par excellence.
Deborah Aunus est jugée. Deborah, petite trentaine, maman prof dans une bourgade du Texas. Deborah, femme d’un gars parti sous le drapeau en Afghanistan. Deborah et sa peau de blonde, son break Lexus. Son petit garçon asthmatique. Pourquoi se retrouve-t-elle au tribunal ? Parce qu’elle a couché avec certains de ses étudiants, des gars majeurs, vigoureux, et bougrement consentants. Mais en vertu d’une loi texane votée en 2003 pour « protéger les élèves de leurs professeurs » – et ce, quel que soit l’âge de l’élève ! – Deborah a commis un crime passible de cinq ans d’emprisonnement. Et pendant les quatre jours que durent l’audience, publique, sous l’œil avide des jurés et des caméras, son intimité sera dévoilée dans ses moindres replis. Tous les supports narratifs y passent, plus ou moins brouillés par l’intention de ceux qui les prennent en charge : du témoignage trébuchant de ses anciens amants, impuissants face à la machine, navrés d’être là mais ballots, livrés à leur indéniable immaturité, jusqu’à la cruelle objectivité d’une orgie filmée en téléphone portable, projetée à un public qui se fait alors violeur. Habile mise en abyme, d’ores et déjà, du geste romanesque : auteur déshabilleur, lecteur voyeur.
Qui est Deborah Aunus, cette femme au patronyme presque obscène ? Publiant sur Facebook des photos d’elle nue. Adolescente, déjà, la croupe offerte devant le miroir de sa chambre. Femme larguée ou ogresse adultère ? Épouse esseulée ou tyran à l’appétit insatiable ? L’interrogation est rhétorique, bien sûr. En France, a-t-on envie de croire, la question de la liberté sexuelle ne se pose plus dans une perspective judiciaire. Et il aurait été trop facile de représenter Deborah en martyre. Oriane Jeancourt, rédactrice en chef de « Transfuge », bâtit autour de son histoire un double attelage romanesque : l’audience ponctuée de dialogues d’une grande justesse et achevée par un plaidoyer retentissant, et le roman de Deborah, le récit de ces quelques mois de plaisir – récit affranchi de l’astreinte du tribunal où la sensualité le dispute à la précision, où la douceur d’un torse éphèbe, le souffle d’un jeune athlète ou le crémeux d’un décolleté investissent soudain une réalité telle qu’ils laissent peu d’échappatoire au lecteur. Et ce double éclairage porté sur l’histoire – juge et parti – permet au roman de se fondre entièrement dans la déraison américaine, de faire de cette fureur monstrueuse son exclusive unité de mesure. Qu’on le veuille ou non, la sexualité de Deborah nous choque, nous heurte, nous interpelle dans notre chair. Car, de la même façon que nous échappent les lois qui la menacent, cette femme échappe à notre raison.
Il y a dans la manière d’Oriane Jeancourt de raconter les femmes quelque chose de Joyce Carol Oates. La puissance photographique du verbe, évidemment, mais également le refus éthique de justifier ses personnages. Jusqu’au bout, Deborah Aunus entretient ses zones d’ombre. Si sa vérité charnelle explose de chaque ligne du livre, la raison de ses gestes flotte dans le territoire hirsute du passé, du refoulé. Il y est question de pertes et de mère indigne, mais rien n’est jamais qu’effleuré. Restent alors, invincibles, les sons, les odeurs, la trace de griffures sur une cuisse. Le désir. Et c’est bien là, semble-t-il, l’impardonnable. En utilisant le prétexte de l’audience judiciaire, Oriane Jeancourt interroge la liberté de la femme, non seulement dans la société, mais dans la représentation artistique. Et en cela, son texte, dérangeant et électrisant, est une contribution décisive à la littérature féministe.