Avec son premier roman, Leïla Slimani nous invite Dans le jardin de l’ogre. Un bien joli titre qui attise la curiosité et qui n’est pas sans rappeler l’univers des contes et de l’enfance. Et c’est un peu de cela dont il s’agit en effet car l’enfance, avec l’amour qui est dispensé – ou pas – est le point de départ de tout, le moment où se créent les fantasmes et les obsessions, elle est le berceau de nos démons intérieurs.
Ici, il est question de dépendance sexuelle, thème plutôt courageux pour un premier livre puisqu’il s’applique de surcroît à une femme. L’existence de telles pathologies reposant sur les mêmes schémas comportementaux que les addictions aux drogues ou à l’alcool se fait connaître de plus en plus, à travers la littérature ou le cinéma, avec notamment le film de Lars Von Trier, Nymphomaniac. Toutefois, Leïla Slimani évoque la question avec beaucoup de délicatesse, un mélange subtil de réalisme – puisqu’elle ne nous épargne aucun détail – et de pudeur. A la lecture, nous percevons un immense respect envers son héroïne, Adèle, et même une certaine compassion.
Adèle a essayé d’échapper à son mal en se construisant une existence bourgeoise et conventionnelle. Elle-même journaliste, elle a épousé un chirurgien et a eu un enfant avec lui avec lequel elle a du mal à établir une relation affective équilibrée. Si elle lui sert d’alibi, son existence rangée en apparence, ne l’a en rien guérie de ses compulsions.
L’auteure nous fait plonger dans le quotidien infernal des dépendants sexuels : le mensonge, les heures de préparation et d’organisation nécessaires pour assouvir les envies, les téléphones mobiles et les ordinateurs possédés en double exemplaire et qu’il faut dissimuler, la préparation des rendez-vous qui prend tout le temps et l’énergie disponible, l’angoisse de se trahir, les phobies et les obsessions, les peurs disproportionnées alors même qu’on se met en danger sans cesse, le risque de perdre tout ce qu’on a depuis l’activité professionnelle jusqu’à la famille et l’estime de soi.
Il y a les moments de honte profonde, le sentiment de culpabilité et aussi la reconnaissance de la plus totale impuissance, même face à la trahison et parfois à la destruction de ceux qu’on aime. Elle trahit son époux, elle trahit sa meilleure amie, elle néglige son enfant, et rien ne peut l’arrêter quand le besoin apparaît. Elle choisit les hommes au hasard de ses rencontres, quand elle le peut, sinon elle ne choisit pas ou va jusqu’à payer pour obtenir son shoot sexuel. Son comportement est souvent plus proche d’une forme de masochisme que de la recherche du plaisir pur. Avant toute chose, elle cherche à combler un manque, un vide existentiel profond dont les origines remontent à son enfance et à sa relation frustrante avec une mère incapable d’aimer et également déséquilibrée.
Tous les aspects difficiles de la vie d’une personne dépendante sont évoqués et peuvent représenter une découverte ou une prise de conscience pour les lecteurs non initiés. Nous la suivons dans sa quête effrénée, désespérée et vaine, jusqu’à ce que, bien sûr, le pot-aux-roses finisse par être découvert. Bien que profondément blessé, son mari Richard ne l’abandonne pas. Grâce à sa formation médicale, il est capable de comprendre les mécanismes de l’addiction. Il décide alors de la sauver en l’emmenant en province, en lui imposant un changement de vie drastique et en la surveillant en permanence.
Tout est décrit de façon directe et concise, sans fioritures mais sans dissimulation, l’écrivaine ne nous cache rien de la réalité brute et douloureuse mais il n’y a pas de complaisance à décrire le glauque ou le sordide. Nous assistons à tout, comme si nous suivions Adèle durant un reportage et curieusement, de cette simplicité dans la description et l’écriture naît l’émotion et la compassion, nous nous surprenons à souhaiter le rétablissement et le bonheur de l’héroïne, oubliant qu’elle n’est qu’une créature de papier. Etre imaginaire certes mais nous savons aussi qu’elle a de nombreux semblables dans la vie réelle, qui endurent eux aussi toute cette souffrance.
Avec ce roman, Leïla Slimani a relevé le pari de Schéhérazade : compatissante devant la faute de la femme adultère, elle nous a envoûtés et nous a conduits – saisis – au bout de la nuit. Nous serons là, comme le roi de Perse, au prochain crépuscule, prêts à découvrir son prochain conte.