Sur la photo du communiqué de presse consacré à son dernier roman, Arnon Grunberg, l’extra-terrestre des lettres néerlandaises exilé à New York, pose en double : son buste en gros plan, sa face obstruée par une paire de lunettes gigantesques qui semblent flotter dans l’atmosphère et dont l’un des verres laisse entrevoir, miniaturisé, le visage de l’écrivain. Double, le héros de son roman l’est aussi. Il porte deux noms : Samarendra ou Sam tout court. Deux versions de son état-civil, à l’image de sa double appartenance : suisse par sa mère, indienne par son père. Sam est architecte à Zurich mais son métissage culturel, il a tout fait pour le décaper, obsédé qu’il est de la propreté. Une maniaquerie qu’il entraîne jusque dans sa chambre à coucher, théâtre d’une sexualité aseptisée et dénuée d’affect. Sam est un homme qui a donné les trente premières années de sa vie à être clean. Un homme sans maladie, en somme. Et un homme qui, à l’instar du héros du roman monumental auquel le titre de Grunberg emprunte, « L’Homme sans qualités » de Robert Musil, assiste à la décomposition du monde ancien. Mais un siècle plus tard, les lignes de fracture ont bougé : c’est au Moyen-Orient que Sam mettra les mains sur les foyers de l’implosion – et qu’il s’y brûlera plus que les doigts.
Tout commence à Bagdad, où Sam se rend après avoir décroché l’appel d’offres lancé par un mystérieux magnat pour offrir à la capitale irakienne sa première salle d’opéra. En un rien de temps, l’architecte naïf finit dans les geôles de l’État, ou de l’entité fantoche qui devrait le représenter. Comme le Joseph K. du « Procès » de Kafka, nul ne saura, pas même l’intéressé, de quel crime il a été rendu coupable. Réchappé de justesse, Sam revient chez lui, mais il a pris goût à la cruauté infligée par ses bourreaux. Et il recommence, s’envolant quelques mois plus tard pour Dubaï. Rebelote : un projet digne du vieux monde – l’édification d’une Bibliothèque nationale au cœur des buildings – et un traitement inhumain sur fond de soupçons sionistes et de guerre pseudo civilisationnelle. Entre Homeland et Borat, « L’Homme sans maladie » raconte la descente aux enfers d’un névrosé.
Au début du roman, il y a cette scène d’anthologie, qui concentre le propos de l’auteur : le héros se retrouve avec une valise en tout point semblable à celle embarquée par ses soins à Zurich, mais remplie de vêtements qui ne lui appartiennent pas. À la place des costumes Paul Smith achetés en solde – Grunberg cultive un art du détail qui dynamite de l’intérieur les lignes d’horizon romanesque, bien au-delà du désormais conventionnel name dropping – ont été substituées des chemisettes en acrylique. Une brosse à dents qui n’est pas la sienne, des sous-vêtements étrangers, souillés par quelqu’un d’autre. Quand l’architecte demande des explications auprès des hommes qui sont censés l’escorter tout au long de son voyage irakien, ceux-ci restent hermétiques. Et l’architecte finira, dégoûté, par enfiler les habits d’un autre. Par se plier à l’expérience définie par Freud sous le terme d’inquiétante étrangeté, ce malaise qui nous saisit lorsque l’on s’aperçoit dans un miroir sans se reconnaître. (Décidément, le juif Arnon Grunberg est pétri de culture austro-hongroise.) Car c’est bien l’identité, ou plutôt sa crise, son désagrégement – son caractère illusoire – qui constitue le grand point d’interrogation du roman le plus dérangeant de la rentrée littéraire. Et derrières les facéties d’un auteur qui se dérobe à la photographie se lit une détresse sérieuse. Universelle.
Petite amie moustachue, cafards dans les hôtels de luxe, secrétaire chinoise remplacée chaque jour sous un nom identique ; dialogues de sourds, quiproquos, éternel recommencement, le roman d’Arnon Grunberg tremble sous les assauts d’un rire absurde et rouge, sanguin. Dans « Le Messie juif », déjà, fresque délirante d’un descendant de nazi converti et de son testicule sous formol, dommage collatéral d’une circoncision sauvage, Arnon Grunberg questionnait avec une gloutonnerie insurrectionnelle l’hystérie des foules et la construction des idéologies. Le monde change, et le roman l’accompagne. Parce qu’il est là, finalement, le génie (le grain ?) d’Arnon Grunberg : parler du naufrage d’un monde en faisant chavirer le roman, en se permettant, littéralement, tout. Et tant qu’il y aura de la liberté, n’est-ce pas…