« Mon histoire est incroyable même pour moi ». Voilà ce qu’écrit Sonali Deraniyagala à la fin de son récit intitulé « Wave » . Le « New York Times » a classé ce témoignage exceptionnel comme un des dix meilleurs livres de l’année et il est d’ores et déjà traduit dans quatorze pays.
Tout le monde a en mémoire l’horreur qui a frappé l’Océan indien le 26 décembre 2004. L’enfer sur terre venu de la mer. Une vague qui atteint parfois 30 mètres de haut, qui se déplace à la vitesse vertigineuse de 40 kilomètres heure pour tout dévaster sur son passage. 250 000 morts. Un nouveau nom commun entrait dans tous les esprits: tsunami.
Sonia Deraniyagala, professeur d’économie à l’université de Londres y était. En vacances au Sri Lanka, en famille avec son mari Steve, leurs deux garçons Vikram 8 ans et Malli 5ans, ses parents et sa meilleure amie. Elle y était, elle en est revenue mais seule. Ils ont tous disparu. La vague meurtrière lui a pris les siens en l’espace d’un cillement. Un destin digne d’une tragédie antique, comme frappé d’une inimaginable malédiction biblique. Les eaux de l’océan changées en sang en un instant.
Presque dix ans après ce drame, Sonali Deraniyagala, sur les conseils de son psychiatre, a décidé de raconter cette histoire qui est la sienne. Tout dire sans détour, « pour tenter de sonder l’insondable et pour oser me souvenir » écrit-elle. On peut se poser la question, en tant que lecteur, de savoir pourquoi plonger dans un tel récit. Voyeurisme, sensationnalisme, masochisme ? Car comment lire ces mots qui expriment une si inconcevable douleur sans être soi-même envahi de terreur. Il faut le lire, car ce témoignage est tout à fait unique. Son originalité tient à l’extrême franchise et lucidité de l’auteur sur ce que sont les incontournables étapes du deuil. Pour elle, ce n’est pas parce que l’on est endeuillé que l’on en est pour autant sanctifié. On reste humain et parfois se révèlent d’inavouables faiblesses. Sonali Deraniyagala met à mal la citation de Nietzche, « ce qui ne me tue pas me rend plus fort ». Ce drame ne l’a pas tuée, mais l’a terrassée plus bas que terre dans la boue, où elle a été retrouvée après la vague, tournoyant sur elle-même prise dans la démence de la souffrance. Il ne l’a pas tuée, mais il a anéanti définitivement son insouciance de vivre. Elle fait preuve d’une implacable honnêteté vis-à-vis d’elle-même, en ne se présentant pas en femme héroïque drapée de la force de résistance des dignes mères endeuillées. Elle va jusqu’à nous décrire les pensées les plus impitoyables qui ont pu l’animer : son agressivité rentrée à l’encontre d’un enfant rescapé, dont elle ne supporte pas les pleurs, et encore moins qu’il ait survécu alors que les siens sont morts. Et puis elle nous confie un remords infini sans se donner aucune excuse. Celui de ne pas avoir alerté ses parents, qui étaient dans la chambre d’hôtel à côté de la leur. Elle s’est sauvée sans même crier pour qu’ils se sauvent eux aussi. Dans la panique elle n’a pensé qu’à ses fils.
Telle une obsession, elle tente inlassablement de s’empêcher de croire qu’ils sont tous vivants et que ce n’est qu’un rêve. Et puis heureusement la résilience enfin comme un délivrance, avec l’acceptation que les souvenirs des jours heureux reviennent. Trois ans et huit mois passent avant qu’elle puisse revenir dans leur maison de Londres et parvenir à toucher les objets du quotidien. Accepter que la vie émerge et respire en elle à travers ce lieu du bonheur perdu. « Les traces de notre absence marquaient le temps où tout s’est arrêté ». Ironie du sort, c’est l’océan hier meurtrier qui lui apporte 6 ans après le drame une forme de consolation profonde au contact de baleines bleues qu’elle est venue admirer de près. Face à ce spectacle splendide de la nature, elle accepte dorénavant de vivre avec l’absence et de se confronter sans violence à ce qui a été et ne sera plus.
Après avoir lu « Wave » en retenant son souffle et le cœur battant, on se dit en définitive que ce n’est pas un livre sur la mort, mais sur la vie. On a beau savoir qu’on en a qu’une, et qu’elle est aussi belle que fragile, nous l’oublions sans cesse et ce livre nous rappelle à l’essentiel en apportant de la vie à la vie.