Lire c’est déjà sortir ! Catherine Cusset
L’an dernier, en Chine où je faisais une tournée, un jeune intellectuel chinois m’a demandé de parler de mon roman français préféré. J’ai choisi « Les liaisons dangereuses ». Il a passé l’interview à me demander: « Que trouvez-vous d’intéressant et de moderne dans ce roman? En quoi nous concerne-t-il aujourd’hui ? » Il l’avait lu en chinois et trouvé complètement démodé. Il est probable que la traduction ne rendait pas justice à la langue vive et acerbe de Laclos, et que la Chine d’aujourd’hui n’est pas le meilleur endroit où comprendre la désinvolture des libertins français du XVIIIème siècle. D’ordinaire je n’aime guère les romans épistolaires: leur forme se prête à l’introspection plus qu’à l’action, et le récit est statique. Dans « Les liaisons dangereuses », elle est purement dynamique et enchaîne les coups de théâtre. Dans chaque lettre il se passe quelque chose. Le moteur de l’action, c’est la rivalité des deux libertins, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, qui sont amis, se confient tout, et se lancent des défis l’un à l’autre. Ils rivalisent d’intelligence, d’audace et de liberté. On pourrait dire que c’est un roman sur le genre: l’intelligence féminine face à la performance masculine. La marquise de Merteuil défie le vicomte de Valmont de séduire la jeune Cécile Volange, âgée de seize ans, qui sort du couvent et doit être bientôt mariée. La marquise souhaite se venger ainsi du futur mari. C’est un projet trop facile, lui répond Valmont, qui se propose un défi plus grand: séduire une femme mariée, une femme de devoir, pieuse et angélique, qu’il a rencontrée chez sa grand-tante et qui se méfie de lui car elle a entendu parler de sa mauvaise réputation. Il doit faire semblant d’adopter les valeurs de la présidente de Tourvel afin de lui faire croire qu’elle est à l’origine de la conversion d’un libertin. « Les Liaisons dangereuses » est un roman sur l’intelligence, la lucidité, la manipulation de l’autre. C’est un roman de stratégie amoureuse écrit par un homme de guerre, le contraire d’une histoire d’amour romantique. Pourtant, l’amour est là aussi: la Marquise de Merteuil se rend compte avant le vicomte de Valmont qu’il est en train de tomber amoureux de Mme de Tourvel et que son projet de séduction lui échappe. Le vicomte le dénie, car il n’y a rien de plus ridicule pour un libertin que l’amour. La Marquise le manipule en agissant sur son amour-propre: elle le pousse à envoyer à Mme De Tourvel une lettre de rupture après laquelle la réconciliation ne sera pas possible. Elle se moque de lui, de ses erreurs et de ses illusions. Les deux amis d’antan, les complices et rivaux en séduction, deviennent des ennemis acharnés. « Hé bien: la guerre! » rétorque la Marquise de Merteuil au vicomte qui lui envoie un ultimatum. Quel est l’enjeu de cette lutte à mort qui arrache les masques ? Si Valmont perd la femme qu’il aime, Merteuil perd son statut social: sa réputation est détruite quand Valmont rend publique la correspondance qui révèle ses stratégies. L’image de Glenn Close se faisant siffler par tous les spectateurs dans le théâtre où elle arrive est une image très forte du film de Stephen Frears, « Dangerous Liaisons », qui a parfaitement capturé l’esprit et le rythme du roman de Laclos. C’est un roman sur la manipulation psychologique et sur le combat entre deux dimensions radicalement opposées et universelles: une dimension pragmatique et sociale, celle de l’amour-propre; une dimension spirituelle et transcendante, celle de l’amour, dont l’expérience intime reste inconnue à la Marquise de Merteuil et qu’elle envie à Valmont, mais qu’elle réussit à détruire, l’intelligence l’emportant ainsi sur l’amour. Ce qui fait la force de ce roman, c’est qu’il est impossible de déterminer son interprétation finale. La marquise de Merteuil a-t-elle gagné ou perdu ? Le roman est-il romantique, ou libertin ? Quelle valeur ultime contient-il ? Celle de la pieuse Présidente qui ne peut pas imaginer le mal, ou celle de la vicieuse Marquise, qui a toujours joué un coup d’avance et qui n’hésite pas à se détruire elle-même pour avoir raison ? C’est un roman sur la passion de la raison. C. C. |
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