i n t e r v i e w
Colin Harrison, l’orfèvre
Colin Harrison manquait. D’autres étaient là pour écrire sur New York, mais pas avec son sens de l’observation aigu, à sonder l’agitation superficielle pour y déceler de mini-drames ou de vraies tragédies. A 58 ans, cet ex-journaliste devenu éditeur signe enfin son septième roman, huit ans après le précédent. Il y pousse plus loin encore ses curseurs favoris, faisant entrer et sortir les personnages comme au théâtre, dans un ballet sophistiqué qui produit des moments de comédie acerbe ou de haine pure. Il révèle les forces d’attraction qui les guident, les fils invisibles qui les lient. La scène d’ouverture, un modèle du genre, installe d’emblée les tensions entre les quatre personnages principaux, dont l’un est pourtant absent. Un travail d’orfèvre dont il nous livre quelques clefs.
Pourquoi un tel délai entre votre précédent roman et celui-ci ?
Colin Harrison. Raison n°1 : je travaille chez Scribner, une filiale de Simon and Schuster, et j’ai eu une promotion il y a cinq ans, comme éditeur-en-chef, une fonction qui implique davantage de management, de réunions et de soucis. Raison n°2 : j’ai trois enfants qui me prennent du temps. Raison n°3 : depuis quelques années, je me suis passionné pour les cartes géographiques, notamment les cartes de New York. Mon expérience de collectionneur m’a d’ailleurs servi à nourrir le personnage de Paul dans ce roman.
Editer vous apporte-t-il autant de plaisir qu’écrire ?
Publier les autres n’est pas plus gratifiant. C’est une activité de groupe, un métier, où l’on noue une relation forte avec les auteurs et les autres collaborateurs. Cela aurait pu me détourner de l’écriture mais les deux activités s’imbriquent. Editeur, j’ai le respect des auteurs car je parle le même langage, je sais de quoi une bonne histoire est faite car j’y pense tout le temps. Et auteur, j’essaie d’être intéressant pour mon éditeur.
Vous avez publié « The Red Sparrow », l’excellent roman d’espionnage de Jason Matthews. Quel effet cela vous fait-il de voir adapté à l’écran ce livre que vous avez porté ?
En fait, il s’agit du premier des trois volets que nous avons publiés. Jason Mathews a travaillé dans le renseignement et sa trilogie est remarquable, c’est un monument. Je suis d’autant plus heureux du film qu’il a relancé les ventes du livre, au point de devoir le réimprimer, et que la 20th Century Fox est déjà rentrée dans les 60M$ qu’elle y a investis. Je l’ai vu deux fois, je trouve qu’il respecte l’ADN du roman, que le personnage de Dominika est bien cerné, que Jennifer Lawrence est remarquable. L’histoire est complexe, il a fallu la simplifier, le verre est donc à moitié vide. Mais l’adaptation restitue bien l’intensité du livre en termes de sexe et de violence.
Vos romans aussi sont très cinématographiques. « Manhattan Vertigo » s’ouvre comme du Woody Allen et se poursuit comme du Martin Scorsese…
Oui, je suis très visuel, je veux que le lecteur ait des images dans la tête. Mais j’aime aussi jouer avec le langage. Ma mère était actrice de théâtre et m’obligeait à observer le jeu des autres acteurs et à lui restituer après la pièce ce que j’avais vu. Au lycée, déjà, j’observais les autres en prenant des notes. Les gens jouent tout le temps, même dans la rue. En venant ici, je me suis amusé à observer qui avait l’air français ou pas. Si vous êtes observateur, cela rentre forcément dans votre manière d’écrire.
Jouer avec le langage, cela donne la longue tirade du père de Billy, un moment charnière de « Manhattan Vertigo » …
Il représente une catégorie d’Américains méprisée dans certains cercles intellectuels. Il croit en Dieu, il veut fixer ce qu’il croit juste à ce moment de sa vie. L’équilibre était délicat à trouver dans l’émotion. Finalement, je suis surpris d’avoir réussi à traduire sa voix.
Ce roman, comme les précédents, est un ballet de personnages qui se croisent alors que rien ne les y destinait…
New York est un kaléidoscope de gens de tous les milieux et de tous les pays qui finissent par se rencontrer et confronter leurs destins. C’est une ville très démocratique. Un millionnaire peut se retrouver assis à côté d’un SDF dans le métro.
Vos histoires passent de la comédie au noir, de la légèreté au drame…
On ne peut pas rester toujours sur le même ton. Shakespeare fait apparaître le fou pour que le public se laisse aller à rire avant de relancer un moment plus dramatique. Dans « Manhattan Vertigo », je décris longuement l’agitation dans un centre commercial puis dans un club de gym avant d’arriver à la conclusion d’un contrat pour meurtre. Dans la même scène, on fait passer le lecteur par différents sentiments pour mieux le surprendre.
Les personnages principaux sont guidés par le pouvoir, l’argent, le sexe…
Les lecteurs vont vers un roman pour y trouver ce qu’ils n’ont pas dans la vraie vie. Encore que… Mais j’ai abordé avec la plus extrême prudence les scènes de sexe et de violence car, sur ces registres-là, il est très facile d’être pauvre dans l’écriture.
Du fait des huit années d’intervalle, ce livre a-t-il été plus difficile à écrire que le précédent ?
Il m’a pris quatre ans et demi. Sa difficulté est qu’il entremêle de multiples points de vue, avec des personnages qui restent et d’autres qui disparaissent. Le grand défi était de tenir l’histoire jusqu’au bout entre ces allers-et-retours. C’est facile de traduire ce que pense un personnage, encore faut-il l’intégrer à l’ensemble. J’ai eu besoin de beaucoup réfléchir à l’ordre des scènes. Le livre m’a aussi pris du temps parce que techniquement complexe. J’ai mis des scènes de côté pour les réécrire plus tard, les réduire, les rebâtir. Le seul challenge est qu’à la fin, l’histoire fonctionne, que l’intrigue tienne jusqu’à sa résolution. Un méchant doit mourir. Et j’ai fait ça façon Scorsese.
Vous mesurez le chemin parcouru depuis votre premier roman, « Corruptions », en 1993 ?C’était plus difficile alors car j’apprenais. Mais aussi plus facile car j’avais davantage d’énergie, je travaillais tard dans la nuit jusqu’à épuisement. Parce qu’à 32 ans, avec un boulot et trois enfants, vous écrivez la nuit. Aujourd’hui, j’écris le week-end ou bien je prends des pauses dans mon travail d’éditeur pour aller me réfugier dans un hôtel. Pour cela, j’aime bien Montréal. C’est une ville à la fois proche et étrangère où, quand il fait vraiment froid et que les rues sont désertes, vous n’avez aucune raison de sortir.
Comment voyez-vous les prochaines huit années ?
Je vais écrire davantage, j’ai déjà des idées pour le livre suivant. J’ai été invité récemment à un mariage très fastueux dans un country-club près de New York et les gens qui l’organisaient ont dépensé leur argent avec un abandon sauvage. Sans doute un million de dollars. J’ai su tout de suite que j’allais écrire là-dessus. J’ai été frappé par le contraste entre cet étalement de richesse, comme cette femme qui portait sur elle pour un demi-million de dollars en bijoux, et les jeunes latinos qui garaient les voitures des invités comme si leur vie en dépendait. Et leur vie en dépendait vraiment car ils avaient besoin de cet argent pour leur famille restée au Mexique. Je savais que je parlerais de ça un jour de manière satirique et sauvage.
Comment trouvez-vous vos lecteurs français ?
Ils sont plus curieux que ceux de New York, et trouvent forcément mes textes plus exotiques. Ils placent aussi mon livre dans une tradition de roman noir qu’ils connaissent, alors que les Américains le lisent pour se distraire sans se soucier du genre. Et puis ils sont sensibles à un certain contexte social qui ne touche pas du tout les Américains. Une de mes lectrices françaises qui avait vécu au Moyen-Orient avait parfaitement compris, concernant les proches d’Ahmed (NDLR. le golden boy de « Manhattan Vertigo »), comment fonctionnaient les relations au sein de cette famille iranienne qui devait s’intégrer à la culture occidentale. Mais quand Ahmed donne sa vision cynique de l’économie en France, je savais aussi que cela ferait bondir certains Français. J’aime bien jouer avec le feu…
Propos recueillis par Philippe Lemaire