Quelle lectrice êtes-vous ?
Karine Tuil
« Je n’ai jamais considéré la lecture comme une simple distraction »
C’est un vrai roman avec suspense, rebondissements, et pourtant il soulève quantité de problèmes contemporains liés au pouvoir, au sexe, au consentement, au féminisme. Il aurait été très facile de tomber dans le manichéisme, les méchants d’un côté, les victimes de l’autre. Mais le monde est bien plus complexe que cela, ce qui n’a pas échappé à Karine Tuil. Les Farel pouvaient cocher toutes les cases de la réussite: métiers en vue, joli appartement, et un fils prometteur, Alexandre. Et puis patatras. En une soirée, tout s’écroule lorsque celui-ci est accusé de viol.
A l’occasion de la parution de ce livre que l’on dévore, « Les choses humaines », nous l’avons interrogée sur les lectures qui l’ont formée puis inspirée.
Lorsque vous étiez enfant, y avait-il des livres chez vous ?
Nous avions beaucoup de livres de poche et ma mère, qui était et est toujours une très grande lectrice, empruntait souvent des ouvrages à la bibliothèque. Enfant, je lisais la Comtesse de Ségur, les collections rose et verte bien sûr, mais mes souvenirs les plus forts remontent à l’adolescence, où j’ai commencé à me plonger dans des livres d’adultes, que ma mère me donnait et découvrait en même temps que moi. Il n’y avait donc aucun filtre. Je me souviens d’avoir été choquée par « J’irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian par exemple. J’avais l’impression que la lecture constituait un espace de liberté totale, et aussi de subversion, alors que j’ai reçu une éducation conventionnelle, stricte même. A la télévision par exemple, lorsque dans un film il y avait un simple baiser, on devait fermer les yeux, alors que deux heures avant ma mère m’avait donné à lire un texte avec une scène de sexe ! Je pense qu’elle avait placé la littérature au-dessus de tout. Ayant quitté la Tunisie à l’âge de 18 ans, la culture représentait pour elle un moyen d’intégration parfait.
Vous souvenez-vous de ce que vous éprouviez lorsque vous lisiez ?
Je lisais pour comprendre le monde, la société, les gens. Je n’ai jamais considéré la lecture comme une simple distraction. Je préférais les livres qui me permettaient d’accéder à d’autres univers, comme ceux d’Hervé Guibert par exemple, ou « Cent ans de solitude » de Gabriel Garcia Marquez. Ma mère choisissait souvent des textes avec une forte charge sociale et politique : « Elise ou la vraie vie » de Claire Etcherelli, « L’Etranger » d’Albert Camus… Cela a orienté mes propres goûts.
L’école a-t-elle joué un rôle dans vos lectures ?
J’avais le sentiment que l’on nous imposait des livres, qu’il n’y avait aucun échange. A part « Les raisins de la colère » de Steinbeck que l’on m’a donné en cours d’histoire-géo, je n’ai pas de souvenirs de grandes découvertes au lycée. J’aime beaucoup le fonctionnement du Goncourt des lycéens par exemple. Les élèves lisent des romans contemporains, mais nous leur parlons aussi des lectures qui nous ont formés et cela leur donne souvent envie de découvrir certains auteurs classiques.
Quels ont été vos plus grands chocs littéraires ?
Je me souviens de « L’Etranger » de Camus. J’avais l’impression d’un livre si simple que j’aurais pu l’écrire, alors qu’en réalité il se révèle d’une extrême complexité. « La métamorphose » de Kafka m’a aussi énormément marquée. Puis je me suis mise à lire des textes sur la Shoah. Dans ma famille, on en parlait très peu, mais lorsqu’à l’adolescence j’ai découvert Primo Levi, Robert Antelme, « La nuit » d’Elie Wiesel, je n’ai pendant une très longue période lu que des ouvrages sur ce sujet. Cela ne m’empêchait cependant pas de beaucoup aimer des auteurs comme Zola, Balzac, Stendhal.
Tout cela semble très sérieux. Vous n’aviez jamais de lectures légères ?
Mes grands-parents me disaient combien il était important de bien travailler à l’école, et que l’intégration passait par la lecture. Ce côté distraction, je le cherchais davantage au cinéma.
Lire vous a-t-il donné envie d’écrire ?
Progressivement. Enfant, j’écrivais des histoires, des livres de jeux et beaucoup de poèmes. Un jour, mon futur mari (j’avais 19 ans), m’a encouragée à me lancer dans un roman. J’en ai terminé un premier qui n’a pas été publié, un deuxième qui ne l’a pas été davantage. En revanche, le troisième, « Pour le pire », a été remarqué par Jean-Marie Rouart, alors directeur du Figaro littéraire, à l’occasion d’un concours sur manuscrit organisé par la fondation Simone et Cino Del Duca. Puis les éditions Plon, qui venaient de créer une nouvelle collection littéraire, l’ont publié. Parallèlement je poursuivais mes études de droit. J’avais vingt-huit ans. Mon deuxième roman, « Interdit », a remporté un certain succès critique. J’ai compris que c’était le rêve d’une vie. J’ai alors mis ma thèse entre parenthèses et ne l’ai jamais reprise.
Une fois devenue romancière, avez-vous continué à lire ?
J’ai toujours beaucoup lu : des classiques mais aussi des auteurs contemporains. Si on ne s’intéresse pas aux autres, on est mort du point de vue créatif. Je lis des essais aussi. Mon mari est un très grand lecteur de philosophie et d’essais. Avec lui j’ai découvert Emmanuel Levinas, Martin Buber – que je cite dans « Les choses humaines » – et, plus récemment, Catherine Chalier. Nous évoquons beaucoup nos lectures respectives.
Lisez-vous lorsque vous êtes en période d’écriture ?
C’est comme un musicien qui écouterait beaucoup de musique au moment où il compose… Il faut trouver sa langue, son ton, son style. Alors je lis moins de romans et davantage d’essais, comme ceux de Bourdieu, Foucault. Je lis également des textes sur la lecture ou la création littéraire, notamment ceux écrits par Mario Vargas Llosa, Blanchot, Sartre, Michel Leiris (« L’Age d’homme ») ou Annie Ernaux (« L’écriture comme un couteau »).
Avez-vous continué à faire de grandes découvertes une fois adulte ?
J’ai découvert Saul Bellow, Roberto Bolano assez tard, Laura Kasischke, Joan Didion, Susan Sontag. « La supplication » de Svetlana Alexievitch fut un grand choc, comme « Vie et Destin » de Vassili Grossman. L’une de mes grandes découvertes aussi a été l’écrivain Witold Gombrowicz, son Journal, notamment.
Quels sont les auteurs qui vous inspirent ?
Celui qui a eu la plus grande influence sur moi, c’est Philip Roth. J’aime tout ce qu’il a écrit, ses romans, ses essais, ses entretiens. Il a une façon d’appréhender le monde qui n’occulte rien de sa complexité. Il y a aussi des auteurs que j’ai beaucoup aimés jeune et que je ne lis plus comme Romain Gary, Albert Cohen. Mais j’ai découvert il y a trois ans seulement « Aurélien » d’Aragon, que j’ai adoré. J’ai relu certains passages de « La Recherche » au moment de la mort de mon père, « Albertine disparue » notamment, et ça m’a bouleversée. Dans la jeune génération, en littérature étrangère, Nicole Krauss, Jonathan Safran Foer ou Maggie Nelson sont aussi des auteurs qui m’inspirent car j’aime leurs univers.
Etes-vous une relectrice ?
Oui, je relis souvent des passages de livres que j’ai aimés.
Lisez-vous vos amis ?
Avec beaucoup de plaisir, comme « Bakhita » de Véronique Olmi, qui m’a emportée ou encore « Janet » de Michèle Fitoussi. Je suis très proche de David Foenkinos depuis nos débuts, j’aime son univers. Récemment, j’ai vraiment aimé le livre d’un ami, Bruno Patino : « La civilisation du poisson rouge, petit traité sur le marché de l’attention humaine ».
Vous arrive-t-il parfois d’être jalouse d’un livre que vous auriez aimé écrire ?
Un texte qui m’a rendue très admirative mais que je n’aurais, bien sûr, pas aimé écrire, c’est « Le Lambeau » de Philippe Lançon. Lorsque l’on est auteur on ne peut pas s’empêcher de voir les coutures… Pas dans ce livre-là. Il y a une sorte de mystère, de magie, il est exceptionnel et il continue de me hanter.
COMMENT LISEZ-VOUS ?
Tablette ou papier ?
Toujours sur papier.
Marque-pages ou pages cornées ?`
Pages cornées. Je les corne aussi quand je trouve quelque chose de fort.
Debout, assise ou couchée ?
Toujours allongée, et j’adore lire dans mon bain.
Jamais sans mon livre ?
Quasiment. Je n’aime pas lire dans les transports en commun toutefois. Mais il y a beaucoup de livres dans mes valises lorsque je pars en vacances.
Un ou plusieurs à la fois ?
Plusieurs. Sur ma table de chevet, il y en a une vingtaine.
Combien de pages avant d’abandonner ?
Hélas, assez vite. Une trentaine environ.
CINQ TITRES
« A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust
« La Tache » de Philip Roth
« Le Journal » de Franz Kafka
« La Supplication » de Svetlana Alexievitch
« Le deuxième sexe » de Simone de Beauvoir
Propos recueillis par Pascale Frey