Rencontre avec Vincent Raynaud,
l’éditeur français de Elena Ferrante
« L’amie prodigieuse : un roman du 19e siècle à l’ère de Netflix »
La place d’éditeur de littérature italienne chez Gallimard est probablement devenue la plus enviée du milieu ! Le chanceux s’appelle Vincent Raynaud, il est entré dans la maison en 2005 et, s’il se réjouit bien sûr du phénomène Ferrante, il garde les idées claires et la tête froide, n’oubliant jamais qu’il se glisse toujours une part de chance dans ce genre d’aventure.
Connaissiez-vous les livres d’Elena Ferrante avant la parution de « L’amie prodigieuse » ?
Gallimard a publié son premier roman (« L’amour harcelant ») en 1995, le deuxième (« Les jours de mon abandon ») en 2003. Je me suis occupé du troisième, « Poupée volée » en 2009. C’était déjà un livre formidable, mais passé inaperçu. Le fait de n’avoir pas d’auteur à présenter ne facilitait pas la promotion. Ses ouvrages se vendaient à quelques centaines d’exemplaires, mais nous avons une politique de catalogue qui nous permet de continuer à publier des écrivains confidentiels. Cependant, pour avoir vécu en Italie où elle était considérée comme quelqu’un d’important, et avoir lu tous ses livres, je savais que ça marcherait un jour.
Lorsque vous avez découvert le manuscrit de « L’amie prodigieuse », avez-vous eu l’impression qu’il était différent des précédents ?
Nous savions dès le départ qu’il s’agissait de trois livres (en fait il y en aura quatre) et on se souvenait bien sûr des succès d’autres séries comme « Harry Potter » ou « Millenium ». Mais nous avions connu aussi de mauvaises expériences que je ne citerai pas. Dans ces cas, si le premier ne marche pas, c’est toute la suite qui est condamnée. J’ai donc trouvé cette histoire formidable, il y avait un souffle historique, un regard sur les femmes, sur la manière dont elles ont changé durant cette période allant des années cinquante à nos jours… Mais le cœur du livre se trouvait dans le lien entre les deux héroïnes, dans leur amitié… C’était un vrai roman du 19e siècle, à l’ère de Netflix. En le lisant, j’ai effectivement pensé qu’Elena Ferrante avait franchi un palier. Mais nous sommes restés prudents et nous avons lancé un premier tirage de 6000, 7000 exeplaires…
Il a tout de suite marché ?
Il a mieux marché que les précédents, mais cela s’est vraiment envolé avec la version en poche du premier volume dont le bandeau, « le livre que Daniel Pennac offre à ses amis », a contribué au succès. Aujourd’hui, les trois tomes sont les trois meilleures ventes de romans. Le premier s’est vendu en Folio à 600.000 exemplaires (et 30.000 en grand format), le deuxième à 100.000 en grand format et il vient de sortir en poche avec un premier tirage de 300.000 exemplaires. Le troisième enfin qui vient de paraître lui aussi débute à 80.000 exemplaires. Pour un auteur qui n’a pas d’existence publique et rien à raconter sur sa vie, c’est incroyable.
Est-ce que vous, vous savez qui se cache derrière le nom d’Elena Ferrante ?
Je n’en sais pas plus que ce qu’ont révélé les journaux. C’est une hypothèse crédible, mais finalement on s’en désintéresse un peu non ? Dès ses premiers livres, Elena Ferrante a écrit une lettre en demandant que l’on respecte son choix. L’enquête qui a été menée pour essayer de trouver quel auteur se cachait derrière ce pseudonyme est réservée en général aux criminels ! Depuis, elle a cessé de répondre aux interviews.
Il y aura donc un quatrième volume. Ce sera le dernier ?
Oui, et nous le publierons en octobre 2017. Puis en janvier 2018, un recueil réunira des lettres, des interviews et des textes courts. Elena Ferrante a remis l’Italie au centre de la littérature étrangère qui, jusqu’à présent restait plutôt à l’ombre des Anglo-Saxons et des Scandinaves. Il faut encore juste souligner la qualité de la traduction signée Elsa Damien qui a contribué elle aussi au succès.
Propos recueillis par Pascale Frey