La petite marchande de prose à Sainte Savine
illustration Brigitte Lannaud Levy
Si un jour je crée ma propre librairie, je l’appellerai « La petite marchande de prose ». C’est ce que s’est toujours dit Isabelle Charko, libraire depuis vingt-cinq ans. Et puis, ce jour est arrivé, en 2015, lorsqu’ elle a ouvert son enseigne à Sainte Savine. Elle n’est pas la seule librairie à avoir succombé à ce joli nom qui définit si bien la profession. À l’origine, c’est le titre du troisième roman de l’épatante « Saga Malaussène » de Daniel Pennac. Isabelle Charko vit son métier comme une réelle vocation avec un sens très aigu de l’engagement dans la défense des librairies indépendantes, qui sont fortement menacées par les géants du net. Selon elle, le combat doit se mener à la racine, auprès des jeunes générations pour que les enfants lecteurs d’aujourd’hui deviennent les adultes lecteurs de demain. C’est dans cet esprit qu’elle a imaginé « l’Association des amis de la petite marchande de prose» qui organise des échanges de livres entre jeunes pour leur apprendre à partager leurs lectures et à débattre au sujet des ouvrages qu’ils aiment. Rencontre avec une talentueuse passeuse de prose.
Quel roman de la rentrée nous conseillez-vous de lire?
« Un monde à portée de main » de Maylis de Kerangal (Éditions Verticales). J’aime son écriture incisive et directe. Cette histoire m’a fait découvrir le monde fascinant du trompe-l’œil et des copistes. De Cinecitta à Lascaux, elle nous embarque, avec beaucoup de sensibilité, dans un très beau voyage artistique.
Et du côté de la littérature étrangère que nous suggérez-vous de lire ?
« Les suprêmes chantent le blues » d’Edward Kelsey Moore (Actes Sud). Il avait écrit « Les suprêmes » qui racontait l’histoire de trois femmes noires de la classe moyenne au moment de la ségrégation. Je ne m’attendais pas à une suite et au retour de cet irrésistible et inséparable trio. Ce livre vous plonge avec drôlerie et beaucoup d’humanité dans les années 60, sur fond de jazz et de blues.
Y –a-t-il un premier roman qui vous a particulièrement marquée ?
« Les malheurs du bas » d’Inès Bayard (Albin Michel). L’histoire suffocante et dérangeante autour d’une vie conjugale devenue impossible après un viol. Alors qu’elle mène une vie heureuse, une jeune femme voit sa vie basculer dans l’horreur quand elle découvre qu’elle est enceinte de son violeur. Dès le premier chapitre, on entre de plain-pied dans le drame, avec une violence inouïe. C’est un excellent premier roman, qui vous tient en haleine du début à la fin. Impossible de le lâcher. Mais attention, c’est d’une telle brutalité qu’on ne peut pas le proposer à tout le monde.
Quel est le livre le plus emblématique de la librairie que vous recommandez avec ferveur ?
« Écoutez nos défaites » de Laurent Gaudé (Actes sud). Un texte qui m’a profondément émue. C’est une fable philosophique qui articule les épopées de trois héros du passé : Le général Grant, Hannibal, Hailé Sélassié, autour d’une histoire d’amour contemporaine entre un agent des services de renseignement français envoyé en mission à Beyrouth et une archéologue irakienne qui tente de sauver les trésors des musées des villes bombardées. Comme « Mars » de Fritz Zorn qui a changé ma vision des choses, cette lecture du roman de Laurent Gaudé a bouleversé ma façon de voir le monde et m’a questionnée en profondeur sur le sens de la vie.
Quel livre vous êtes-vous promis de lire ?
Proust. Tant de proches m’ont dit que c’était une lecture exceptionnelle. Notamment l’auteur Jean-Philippe Blondel qui est le parrain de la librairie. Il lit et relit Proust inlassablement. Il m’a donné un conseil. Quand il s’y met, il ne fait que ça et surtout ne lit rien d’autre à côté.
Une brève de librairie :
Pour la sortie d’ « Asterix et la Transitalique », j’avais commandé 12 exemplaires, ce qui semblait raisonnable compte tenu de notre proximité avec une librairie spécialisée BD. Et puis patatras, suite à une erreur on m’en avait livré 100 ! J’en aurais pleuré. Ma collaboratrice a préféré en rire et utiliser les réseaux sociaux avec humour en publiant une photo de moi près de la pile qui ressemblait à une colonne, avec comme légende : « Si je les vends tous je mange mon chapeau ! » Et bien ça a provoqué une forte affluence, je les ai tous vendus, et j’ai dû même en recommander. Pour finir, j’ai vraiment mangé mon chapeau, que j’ai fait fabriquer en chocolat.
Propos recueillis par Brigitte Lannaud Levy
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