La nuit est tombée sur la vie de Gouri et sur celle de ses compatriotes le 26 avril 1986, date historique, celle de la catastrophe de Tchernobyl. A la lecture de ce livre est remonté en moi le souvenir de la chanson d’Hubert Félix Thiéfaine, Alligator 427, longue, angoissante. Gouri la prend » cette autoroute hystérique qui nous conduit chez les mutants » et nous le suivons. En frémissant…
Deux ans après, aux commandes de sa moto à laquelle il a fixé une remorque, pour la remplir de souvenirs, il revient. Il ne s’arrête que le temps d’une soirée, passée dans un petit village non loin de la zone, où vivent encore quelques proches et amis. Il est déterminé et rien ne peut infléchir sa décision, ni le danger, ni les mises en garde, ni l’agonie de Iakov qui a participé au nettoyage de la centrale, ni la maladie de sa propre fille.
A l’inverse, Gouri sait qu’il doit revenir sur son passé afin de pouvoir continuer sa route, son existence, fermée, bloquée par le malheur et qu’il ne pourra poursuivre que s’il arrive à récupérer un objet précis, important pour lui. La zone, c’est un lieu géographique, c’est le secteur interdit et surveillé autour de la centrale, mais la zone, c’est aussi cette nuit qui habite son esprit depuis l’événement. Pour retrouver la lumière, il sait qu’il doit agir. Revenir. Son périple, tel un voyage chamanique lui permettra de rentrer victorieux, muni de cet objet de pouvoir libérateur qu’il est allé chercher : la porte de la chambre de sa fille. Une porte, objet hautement symbolique, indispensable pour accéder à un autre niveau et avancer.
Quand le malheur frappe, il est tentant de l’enkyster, de s’enfermer pour toujours dans sa douleur et de renoncer à la vie, poursuivant, tel un mort vivant, une existence qui n’a plus de sens. Et pourtant pour faire le deuil du passé, du bonheur perdu, il faut avoir le courage de se confronter à lui, de regarder le monstre en face. Comme Gouri regardait jadis les lumières diaprées et fascinantes de la centrale en activité, inconscient de ce qui se cachait derrière tant de beauté, il lui faut aujourd’hui s’approcher encore pour regarder de près son vrai visage, celui dont le pouvoir invisible est d’autant plus terrible que tel le Prédator, la créature cinématographique, il ne le montre qu’après avoir frappé.
Revenir sur le passé, regarder l’horreur en face, piétiner les ruines de ses souvenirs, accepter la fin d’une époque et l’impermanence, laisser couler ses larmes et rentrer, plus fort, c’est là le challenge spirituel que doit relever un jour chacune des victimes d’un drame.
Les personnages d’Antoine Choplin sont dignes, silencieux et pleins de retenue et c’est ce qui rend leurs émotions aussi poignantes. Ils ne s’épanchent pas, ils se comprennent à demi mot, ils partagent tout en silence, la douleur comme la vodka. Avec une écriture d’une précision chirurgicale, l’auteur nous pique droit au cœur et nous laisse éperdus, admiratifs devant des êtres ordinaires, héros malgré eux.