Les personnages, pour commencer : elle, c’est Aline Boîtier, ouvrière chez Wooly, une usine de textile. Lui, c’est Christophe Boîtier, ouvrier chez Univerre, une manufacture de verre.
Ils ont 42 ans et gagnent 1300 euros par mois chacun.
Deux enfants : Léa, 17 ans, qui passe un bac ES et s’initie chaque jour aux notions de « destruction créatrice », « paradoxe d’Anderson », « obsolescence des compétences », expliquant à ses parents le sens de ces formules abstraites et un peu absconses. Son petit frère, Mathis, est un enfant fragile, sujet aux convulsions. Sa santé inquiète beaucoup ses parents.
Ils vivent dans un petit pavillon à Essaimcourt dans le nord de l’Oise.
Bientôt, ils auront de nouveaux voisins. Les anciens propriétaires ont été licenciés et leur maison vendue aux enchères pour une bouchée de pain. Le bonheur des uns fait le malheur des autres. Pour le moment, des Moldaves, « des travailleurs détachés » explique Léa qui révise son cours « en direct », la remettent à neuf : les nouveaux propriétaires vont bientôt prendre possession des lieux.
Pour la famille Boîtier, ce n’est pas le bonheur mais presque. Ils ont le sentiment de mettre la tête hors de l’eau et peuvent enfin faire quelques projets. Ouf !
Et puis, un jour, la mauvaise nouvelle tombe : le licenciement. Pour Aline.
C’est l’effondrement. La direction a décidé de délocaliser. De nuit, ils ont viré le matériel. Aline décide de ne rien dire à sa fille, pour la protéger. Léa ne doit pas rater son bac, elle doit s’en sortir, avoir un bel avenir !
Vous imaginez bien que leur drame ne s’arrêtera pas là…
Alors, ce roman ?
Si je l’ai aimé ? Oui, bien sûr même si honnêtement, je n’ai pas eu le sentiment d’apprendre grand-chose. Comment rester insensible à la tragédie que traversent ces ouvriers, comment accepter l’inacceptable : les délocalisations, le chômage, l’endettement, la misère, le désespoir ? Pour ceux qui n’imagineraient pas comment ça se passe chez les gens qui perdent tout du jour au lendemain, le livre de Pascal Manoukian montre clairement la dégringolade, la chute : l’impossibilité soudain de rembourser le crédit pour la maison et de changer la voiture en fin de course, d’échapper à la malbouffe, d’acheter une fringue correcte au gamin, de se chauffer, de s’offrir quelques jours de vacances, d’avoir une image un tant soit peu positive de soi.
On le sait depuis Zola, dont Pascal Manoukian se fait ici le digne descendant, la condition ouvrière fait de la vie un sable mouvant dans lequel, au moindre faux pas – la chute de Coupeau de son toit… – on s’enfonce chaque jour un peu plus. Un travail dur, répétitif, les problèmes de santé qui en découlent, l’usure psychologique et morale transforment la vie en cauchemar. Beaucoup tiennent, ils n’ont pas le choix. S’ils se retrouvent au chômage, leur absence de qualification et l’inexistence d’offres d’emploi les laissent sur le carreau.
Le roman de Pascal Manoukian est terrible, c’est une évidence. Je vois même autour de moi une réalité encore plus noire : des hommes et des femmes épuisés et dont l’extrémité des doigts est noire car gelée par les températures extrêmement basses des salles réfrigérées où ils s’épuisent chaque jour, des enfants qui ne mangent pas le soir, leur seul repas étant celui de la cantine le midi, des gens qui ont froid parce qu’il n’y a pas d’argent pour se chauffer ni d’eau chaude pour se laver, des familles qui ne partent jamais en vacances, même pas en rêve. Pourquoi est-ce que je vous dis cela ?
Eh bien parce que, aussi curieux que cela puisse paraître et même si j’ai beaucoup apprécié ce roman, j’ai ressenti un léger malaise, comme une insatisfaction : je vais tenter de m’expliquer.
Si les artifices visibles dans une fiction ne me dérangent pas quand celle-ci s’éloigne d’emblée de la réalité, en revanche, lorsque, dès le début, le roman semble nous orienter vers une grille de lecture plutôt réaliste, la moindre invraisemblance devient pour moi gênante. Justement, ici certains de ces artifices peinent, je trouve, à se faire oublier. Et, pour tout dire, quelques scènes me semblent sonner faux : ainsi, la jeune fille qui est comme par hasard en série ES et qui vient expliquer à sa mère ce qu’est le paradoxe d’Anderson et d’autres notions d’économie au moment même où la mère est en train de flancher, non, franchement, je n’y ai pas cru. Et puis, c’est un peu démonstratif. Aline et Christophe transformés en Bonux and Tide pour le braquage du supermarché Simply : on entre dans le grotesque ! Le tour de l’Europe sans quitter l’Oise, le goûter d’anniversaire chez Picwic sont des scènes qui frôlent la comédie : elles sont évidemment pleines de bons sentiments mais leur accumulation vient un peu atténuer la force tragique du reste de l’oeuvre. Et le voisin qui se trouve être … (j’évite de spoiler) : c’est vraiment peu plausible.
En fait, tout est une question de dosage : le premier vol dans l’épicerie, on admet et puis, la scène est d’un burlesque tellement irrésistible que l’on craque. Par contre, après, le braquage a du mal à passer.
Quant à la scène finale, je conçois qu’on puisse être sensible à sa construction, mais je l’ai trouvée, pour ma part, trop démonstrative.
Ces scènes m’ont gênée, j’en sentais trop la construction, l’artifice. Tout au long du roman, j’ai vu le fil rouge, cousu de fil blanc. Et cela a mis un bémol à mon plaisir de lectrice.
Mais, finalement, peut-être me suis-je fourvoyée sur le genre, m’attendant à un roman réaliste alors qu’il s’agirait plutôt d’une espèce de « fable » didactique n’hésitant pas à recourir à des effets grossissants pour faire passer un message social voire politique.
Mais bon, ce n’est que mon petit avis. Le paradoxe d’Anderson reste un roman nécessaire et s’il pouvait aider nos politiques à prendre conscience de ce qui se passe sur le terrain, loin de leurs tours d’ivoire, ce serait un pas de plus vers le progrès. Mais ça, j’en doute ! (qu’est-ce que je suis sombre comme nana!)
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