J’ai longtemps hésité avant d’aborder la longue biographie que Philippe Forest consacre à Aragon. J’avais lu celle de Pierre Daix, celle de Pierre Juquin en leur temps ; j’avais lu quelques uns des textes, dont j’avais rendu compte ici même, souvenirs plus ou moins romancés, inspirés par les dernières années d’Aragon. Je pensais tout savoir ou presque ! Puis je m’y suis lancé – un peu découragé, au départ, par le poids de ces 800 pages et énervé par la présence que je jugeais envahissante du biographe. Mais j’ai persévéré. Bien m’en a pris.
Le texte est passionnant qui noue l’histoire d’un homme et l’histoire dans laquelle il fut embarqué ; l’histoire d’un poète et l’histoire d’un communiste. Et ce texte est d’une honnêteté parfaite : il met l’accent sur la complexité d’Aragon, de ses amours, de ses engagements, sans jamais céder au jugement tranché qu’il est aisé de porter quand on n’a pas soi-même été jeté dans les combats d’une époque. Forest ne partage sans doute pas les idées d’Aragon et il dit justement ce qu’il y avait d’odieux à savoir à quoi s’en tenir de la réalité du stalinisme et à n’en rien convenir pour ne pas nuire au prestige de la patrie de la Révolution. Mais il sait aussi reconnaître ce qu’il y avait de courageux dans ses premiers engagements (qui amènent à la rupture avec Breton, l’ami très cher de sa jeunesse) et d’admirable dans une fidélité à un Parti dont l’ouvriérisme foncier explique qu’il a toujours été regardé avec méfiance ; dont la soumission à la Realpolitik contraignit le poète à avaler un nombre considérable de couleuvres.
Sur les amours d’Aragon et leur apparent désordre jusqu’à ce qu’il « invente » Elsa et fasse de leur amour jamais vraiment heureux le centre de son oeuvre, Forest est d’une discrétion que je trouve admirable ; il se garde bien de prétendre sonder les coeurs et les reins et sait ménager le mystère même de la relation amoureuse. Sur l’homosexualité d’Aragon, même attitude qu’il s’agisse de l’amitié extrême avec Drieu la Rochelle ou des sorties du vieil Aragon entouré d’un essaim de beaux garçons. Mais surtout Forest aime l’écrivain Aragon, le poète Aragon – et il a tellement raison. Et peut-être cet amour pour l’oeuvre – avec ses sommets et ses collines, avec ses vers que nous avons tous chantés, ses romans éblouissants de virtuosité qui laissent loin derrière eux quelques prétentieux qui pensaient être les seuls à renouveler le roman et ces petits Fregoli qui osent lui reprocher ses fidélités – lui permet-il d’avoir plus de détachement pour relater ce qu’il aime moins dans l’homme. « Rien n’arrête un écrivain, écrit-il. En tout cas, pas un écrivain comme Aragon. Honnêtement, je ne sais pas trop s’il y a lieu d’en éprouver de la fierté ou de la honte. Mais même la peine la plus formidable, la plus sincèrement éprouvée ne laisse pas en repos le démon des mots dès lors qu’il possède pleinement un être. » Jusqu’au dernier souffle.