Si les fratries d’artistes ne sont pas rares, celles d’écrivains le sont bien davantage, et d’autant plus quand les frères s’avèrent être des sœurs. Charlotte, Emily et Anne Brontë sont venues à l’écriture dans un même geste, encouragé par leur frère Branwell, à travers la création des mondes imaginaires de Glass Town, Gondal et Angria, terreau fertile des œuvres individuelles à venir. Comment imaginer néanmoins que ces filles de pasteur, isolées du monde dans le village de Haworth, perdu parmi les landes du Yorkshire, allaient livrer à la postérité les emblématiques « Jane Eyre » et «Wuthering Heights» («Les Hauts de Hurlevent»), qualifié par Georges Bataille de « plus grand roman d’amour de tous les temps » ?
« (…) nous étions cachées du monde entier, avec seulement des lieues et des lieues de bruyère en vue, un ciel bleu en gloire et un soleil prometteur. » Ces mots sont ceux d’Ellen Nussey, l’amie intime des Brontë, dont le journal livre quelques clés pour comprendre ce que fut l’existence de cette énigmatique fratrie. Au centre de leur monde, il y a le presbytère, prolongé d’un côté par le cimetière, de l’autre par les landes balayées par les vents. Au cœur de leur histoire commune, le décès prématuré de leur mère, le pensionnat de Cowan Bridge où leurs deux sœurs aînées, Maria et Elizabeth, contractent la tuberculose et meurent avant leur dixième année, et la déchéance du frère chéri, Branwell, sur lequel reposaient les espoirs de la famille. Malgré l’omniprésence du malheur, les écrits de Charlotte, Emily et Anne témoignent d’une formidable vitalité, d’une volonté de « persévérer dans leur être » pleinement rendue dans l’ouvrage de Laura El Makki. « Ceci n’est pas un livre féministe : c’est un livre féminin. Il veut dire toute la puissance de trois femmes qui ont décidé d’agir au lieu d’attendre ; qui ont vécu sans faire de bruit tout en réussissant l’exploit de se préparer à l’admirable. » Ici réside le fascinant mystère des sœurs Brontë : cette force d’exister en dépit du deuil, de l’isolement, de la pauvreté et de la crainte de l’avenir, cette aptitude à se soustraire du monde pour en créer un autre à leur image. Faut-il pour autant attribuer à leur seule vie intérieure, si riche a-t-elle été, la capacité de féconder une œuvre d’un telle puissance ? Dans quelle mesure la ruine de Branwell a-t-elle joué un rôle dans la volonté de ses trois sœurs d’être publiées, d’abord sous des pseudonymes masculins, puis en leur nom propre ?
Questionnant le « mythe Brontë » et ses nombreuses légendes, Laura El Makki nous entraîne sur les traces de trois destins singuliers, réhabilitant au passage la petite dernière de la fratrie, Anne, injustement délaissée par la critique. Etayée par les écrits des sœurs et de ceux qui les ont cotoyées, sa biographie éclaire d’une lumière nouvelle l’une des plus belles pages de l’histoire littéraire.