Paul Veyne est un immense historien, professeur honoraire d’histoire romaine au Collège de France. Mais avant tout c’est un personnage hors du commun. Précipitez-vous sur son savoureux livre de mémoires : « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas », Prix Fémina 2014 de l’essai. Vous y découvrirez la vie trépidante, à travers le siècle passé, d’un de nos esprits les plus éclairés et les plus éclairants. Et c’est vous, à sa lecture, qui ne vous ennuierez pas. Doté d’une intelligence supérieure alliée à une personnalité anticonformiste, voire excentrique, il manie la provocation douce, sans mépris, sans ironie avec un humour réjouissant.
Né en 1930 dans une famille de petits bourgeois de province, de droite pétainiste, il était, sous l’Occupation, pour le clan des collabos. Il l’assume, bien qu’il le regrette. On lui pardonne, il n’avait que 12 ans et de façon bête et banale partageait l’opinion de ses parents. Étudiant il devient communiste, par culpabilité, comme pour effacer les erreurs passées. Puis nouveau revirement en 1956, il déchire sa carte du parti à l’entrée des chars soviétiques à Budapest.
S’il est une constance dans sa vie, ce ne sera pas la politique mais sa vocation pour la Rome antique. Elle lui vient en 6ème, en lisant l’Odyssée et en collectionnant les tessons romains et les inscriptions latines. Premier bachelier de sa famille, il dépassera le jugement cruel et sans appel de sa mère: « Ce qu’il y a c’est que tu aimes lire, mais que tu n’es pas intelligent ». Il n’aura de cesse que de lutter contre les préjugés familiaux et s’offrira un parcours fulgurant : l’École Normale Supérieure, l’Agrégation, l’École de Rome, l’université, le Collège de France.
« Je suis très laid ». Affublé d’une maladie congénitale qui lui déforme le visage, Paul Veyne a appris très tôt à être différent et surtout indifférent au regard des autres. C’est sa plus grande force. Sa laideur ne l’empêchera de devenir un séducteur : « Une mienne singularité est de n’avoir jamais éprouvé de timidité à faire ma cour, malgré mon physique repoussant ». Comme Cicéron, César et Ovide il s’est marié trois fois. Et plus original encore, vivra harmonieusement en ménage à trois, pas loin de trente ans.
Il questionne beaucoup de choses essentielles dans ce livre : sa vocation, son absence de sens religieux, la foi, la mort, le suicide, l’amour, l’amitié, la transcendance. Sans tomber dans les éternels exercices d’admiration des autobiographies, il nous offre de beaux passages sur un ami inconnu, Georges Ville, dont la mort prématurée n’a pas interrompu l’amitié qu’il lui portait. S’il doit beaucoup à Michel Foucault comme ami et maître à penser (qui a été Caïman à l’E.N.S quand il était étudiant et qu’il retrouvera comme collègue au Collège de France), il exprime ses remords à l’adresse de Raymond Aron à qui il doit beaucoup, notamment son entrée au Collège de France et vis-à -vis duquel il a manqué de la gratitude la plus élémentaire. Paul Veyne avoue ne pas avoir le sens des relations sociales. Et puis avec l’enthousiasme et l’énergie qui le caractérisent, il se confie sur ses autres grandes passions : l’Italie, la montagne, la poésie de René Char, « Le grizzli qui avait avalé un rossignol », et les femmes. Et plus particulièrement parmi celles-ci, sa défunte épouse Évelyne, à qui il consacre son dernier chapitre, « Le vouvoiement de l’aimée », qui est le plus déchirant du livre. Paul Veyne, l’homme des sommets (il souhaite être enterré avec son piolet) va, pour elle, plonger dans les profondeurs d’un destin tragique. Jamais il ne l’abandonnera, pendant trente ans, jusqu’à sa mort dramatique, il restera à ses côtés, bien qu’elle ait fait de lui son compagnon de malheur. Elle était maniaco-dépressive, anorexique, alcoolique et suicidaire. C’est en sa mémoire et pour lui rendre hommage qu’il déclare avoir voulu écrire ce livre. C’est un cadeau qu’il lui fait, c’est un cadeau qu’il nous fait.