Cette année aura été marquée par la publication de plusieurs témoignages très intéressants sur des sujets aussi tabous que la schizophrénie et la psychose. Après le « Demain j’étais folle » de Arnild Lauveng, ancienne patiente devenue psychologue après avoir guéri de la schizophrénie, paru aux Editions Autrement, Payot nous propose « Les voix », le témoignage d’une patiente, commenté par sa psychiatre, Nicole Anquetil.
Une institutrice à la retraite, âgée de soixante-dix-ans, nous raconte, sous le pseudonyme (qui ne peut être innocent) de Aimée F. son quotidien caractérisé par la perception permanente de voix, aussi nombreuses que harcelantes. Tout commence avec ce qui ressemble à une expérience de télépathie avec un merle, visible depuis sa fenêtre. Le nombre d’oiseaux en communication avec elle augmente et chaque volatile semble tout connaître de ses conversations avec les autres par un curieux effet viral qui n’est pas sans rappeler ce qui se passe sur le réseau internet. Ces gazouillis, dignes du célèbre réseau social sont le plus souvent insultants et agressifs mais parfois cajoleurs. Ils vont envahir son quotidien, animer les plus petits objets, les meubles et les sanitaires de son appartement.
Tout comme dans le Château de la Bête, Aimée semble vivre seule au milieu d’un monde merveilleux où chaque objet est vivant et furieusement bavard. De l’évier au lavabo et toilettes à la vaisselle, aux placards, aux vêtements, toute chose est animée d’une frénésie vocale, le plus souvent malveillante. Les voix tiennent des propos humiliants, cherchent à la convaincre de son état d’infériorité et de sa condition d’esclave domestique (ce qui semble traduire une certaine pertinence), essaient de troubler les croyances et les certitudes de cette femme qui affirme être très attachée à son époux, en dépit d’une histoire conjugale qui n’est pas aussi idyllique dans les faits, que ce qu’elle en dit.
Il est impossible de ne pas songer, à la lecture de ce livre, notamment quand les voix exhortent Aimée à se libérer et à considérer sa vie cloisonnée de femme au foyer, au service d’un mari, curieusement très absent de son récit, ogre invisible mais omnipotent, à l’utilité que peuvent parfois représenter les symptômes psychiatriques en délivrant, sous une forme pathologique, des messages qui seraient irrecevables directement pour le patient.
Le recul que semble avoir la narratrice par rapport à ce qui lui arrive impressionne au premier abord. Elle semble adapter à son expérience particulière les techniques de la méditation zen qui recommande de regarder passer les idées et les pensées sans s’impliquer. Et de fait, Aimée assiste courageusement au déchaînement des phénomènes hallucinatoires qui l’assaillent sans perdre pied, en gardant un ancrage plein et entier dans la réalité, sans hospitalisation, presque sans traitement chimiothérapeutique puisque sa santé physique ne le lui permet pas et cela en maintenant une vie quotidienne et sociale ordinaires.
Cette attitude surprenante pourrait donner l’illusion de la santé, d’une force exceptionnelle devant des symptômes qu’on serait alors tentés de considérer comme des manifestations extérieures et non plus à une pathologie mentale s’ils n’étaient bel et bien confirmés comme tels par sa psychiatre, Nicole Anquetil.
L’originalité de ce témoignage réside véritablement dans le clivage mental de cette patiente qui observe et analyse ce qui lui arrive, tout en répétant régulièrement, comme un leitmotiv ou une formule d’exorcisme, comme si elle souhaitait s’en convaincre à tout prix, qu’elle ne souffre pas d’un dédoublement de la personnalité et que ces voix lui sont bien extérieures. Pour elle, qui est très pieuse, il s’agit de manifestations démoniaques et son interprétation consciente de ce qui lui arrive s’appuie sur ses croyances. Elle prie et elle consulte des prêtres ce qui ne l’a pas empêchée de se rendre chez une psychiatre.
Le lecteur profane découvre ces phénomènes sous un angle inhabituel avant de bénéficier de l’éclairage final et professionnel de Nicole Anquetil à travers un essai d’analyse qui fait suite au journal de la patiente. L’ouvrage nous conduit à nous interroger sur la folie, sur le normal et le pathologique et bouscule un peu les certitudes et les clichés, mais il interpelle aussi sur le pouvoir thérapeutique de l’écriture puisque Aimée a rédigé ce document, comme si les voix ne suffisaient plus pour le dire, comme si les mots écrits et publiés devaient prendre la suite pour proclamer publiquement ce qui était caché. Souhaitons-lui un plein rétablissement.