Chef-d’œuvre : nom masculin désignant « l’œuvre la plus parfaite de », et l’un des termes les plus galvaudés de la production écrite et orale de notre temps. Et pour cause : depuis sa première évocation en 1752 par Voltaire, le chef-d’œuvre littéraire (puisqu’il sera question de cet art uniquement) pâtit d’un vide bibliographique qu’entend faire reculer Charles Dantzig dans cet essai, à défaut de le combler. On est loin des trois-parties-trois-sous-parties inhérentes (c’est bien connu) à tout devoir sérieux : Dantzig a passé le cap de la bonne copie et de la course aux médailles. Aux analyses culturelles, il mêle souvenirs personnels et remarques socio-morales, étayés par un étonnant panel d’exemples faisant se côtoyer « Le Ravissement de Lol V. Stein » et Michael Jackson, Steve Jobs et Pasolini, Thom Gunn et Tarantino, l’auteur réglant au passage ses comptes avec l’ »Ulysse » de Joyce, « livre écrit comme on se ronge les ongles ». Le tout en un peu plus de soixante-dix courts chapitres s’apparentant davantage à des pistes de réflexion qu’à des entrées de dictionnaire. Rien de pontifiant donc dans cet ouvrage au ton vif et enjoué (encore faut-il ne pas être allergique aux aphorismes) et aux allures de Carte du Tendre de l’essai. Le lecteur suit effectivement Dantzig dans son vagabondage inspiré et recueille, étape après étape, les précieux indices qui lui permettront d’ériger sa propre définition. Au-delà de la forme parallélépipédique du livre, dont l’auteur aimerait lui-même s’affranchir, le chef-d’œuvre est un monde à part entière, régi par des lois qui lui sont propres, inexploitables en dehors de ses frontières. Cet objet si parfait, subtilement comparé au chant du rossignol, infinitésimal chef-d’œuvre de la nature, n’est pour autant ni « désincarné », ni « intemporel », ni « vaporeux ». En cela, Dantzig rompt avec la tradition romantique de l’inspiration divine et du poète messager pour asseoir l’ancrage spatio-temporel du chef-d’œuvre, et son imperfection nécessaire, puisque né de la main de l’homme. Pessimiste, un tantinet désabusé, il rappelle enfin que le chef-d’œuvre n’est pas à l’abri de l’assoupissement, à l’image de l’ »Astrée » d’Honoré d’Urfé, best-seller en son époque, et que sa survie dépend de l’attention que lui porte le lecteur. Une histoire d’amour, donc.