On a eu l’heureuse idée, à l’occasion du centenaire du début de la Grande Guerre, de rééditer ces Carnets de moleskine: le journal d’un jeune soldat français mobilisé sur le front de la Meuse de 1914 à 1915. Comme le temps pour écrire manque, les récits quotidiennement consignés sont brefs et vont droit au but et les phrases réduites à leur plus simple expression. Les émotions aussi, pour mieux résister.
Ici tout semble en décalage et provoque la surprise. Tout d’abord, la finesse d’observation d’un tout jeune homme d’à peine vingt-trois ans, qui exècre la guerre, « une saleté », et méprise la stupidité des gradés de son escouade, mais qui traverse ce temps immonde de carnage et de devoir avec une rage de vivre qui le met à l’abri du désespoir et surtout de la haine.
L’ennemi, qu’on attendrait hideux et voué aux gémonies ? Un être la plupart du temps invisible, qui prend les traits d’un cadavre en putréfaction qu’on ressort de l’eau et sur lequel on voit briller une alliance qui dit toutes les promesses d’une existence humaine désormais anéantie. Une vision effroyable un sombre de jour d’octobre 1914, qui lui inspirera un poème, Le noyé, qui n’est pas sans rappeler le glaçant Dormeur du val de Rimbaud.
La guerre ? Omniprésente dans la rumeur des canons, le sifflement des obus, les réveils à l’aube, les chevaux crevés dans la Meuse où on se lave, les longues marches forcées, les blessés qu’on évacue sans discontinuer, moribonds, déchiquetés, hagards, fous parfois, « l’air de morts déterrés ».
Mais c’est aussi un autre combat qui se joue au coeur des tranchées et qui occupe au quotidien l’esprit du jeune soldat. Celui pour la survie au milieu des siens : des camarades querelleurs, grossiers, souvent ivres, flagorneurs aussi parfois et celui pour la préservation de sa dignité dans un univers avilissant fait de puanteurs, de punitions absurdes et de traitements dégradants.
«Toutes ces bêtises ne sont rien, se répète-t-il avec obstination, vivre! »
Pour conjurer toute cette horreur, Lucien Jacques ne manque jamais de décrire la beauté des paysages rencontrés et les couleurs du ciel à l’aube, invariablement sublimes même en temps de guerre.
Au fond des tranchées de la Meuse, le 8 novembre 1914, il écrit: « Il faut rester intact ». »Cent ans plus tard, parcourant son journal, ses lecteurs, abasourdis par tant de désastres, s’y efforcent aussi. Sans succès.