Le 27 janvier 2015, les soixante-dix ans de la « libération » des camps étaient célébrés en Pologne devant un parterre de chefs d’états. Certains déportés, dont Ida Grinspan, se sont révoltés contre l’absence d’un représentant russe puisque c’est bien l’armée rouge qui a libéré Auschwitz (un témoignage formidable à podcaster sur France Inter). D’autres ont donné de la voix pour dénoncer l’antisémitisme d’hier et d’aujourd’hui, telle Marceline Loridan-Ivens. Lorsque j’ai ouvert ce texte d’elle, paru en février, j’ai tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’une réédition. Comment, soixante-dix ans plus tard, un témoin de cet enfer pouvait-il encore avoir quelque chose à en raconter ? Tout n’avait-il pas été évoqué, écrit, filmé ?
Il est vite apparu que non. Cette lettre, bouleversante, Marceline l’a rédigée très récemment pour Shloïme, son père, déporté en même temps qu’elle. Une longue lettre pour l’absent, celui qui n’est pas revenu. Il y a toujours cette même injonction à témoigner, à se souvenir. Rappeler sans cesse, puisqu’il est impossible d’oublier. Pas une phrase en trop dans ce texte au cordeau. Pas un mot pour camoufler ou nuancer. Marceline se remémore un mot glissé par son père dans l’enfer des camps, missive donnée par un électricien à ce qu’il lui semble. Son invitation impérieuse à survivre, à résister puisque lui ne reviendra pas. La jeune fille, déportée dans le même convoi que Simone Veil, convoque ses souvenirs, en nettoie quelques-uns dans une re-visitation des faits sans complaisance. Elle a tué, confie-t-elle, une jeune fille grecque dont la mort l’habite encore. Marceline nuance certaines confessions faites il y a bien longtemps, s’autorise à gratter là où il n’y a pourtant plus beaucoup de peau. Trier les affaires des morts, voler dans leurs dépouilles malgré la peur d’être prise par les nazis. Se rappeler un tabassage en règle après que son père avait réussi à la serrer contre lui en lui glissant deux légumes, dernier instant où elle le vit encore vivant. Et puis le retour en France, après la « libération » des camps. Cette mère absente qui ne vint pas la chercher, ce frère déçu que ce ne fut pas le père qui revint en vie des camps. Et l’après. L’impossible après. Le suicide de ceux qui ne se remirent pas de la shoah sans avoir été déportés, la culpabilité des survivants. Et des autres. Une vie qui tente de reprendre, cahotante, sans réelle possibilité de raconter l’indicible, ces sommations (maternelles, amicales) l’invitant à « oublier », à passer à autre chose. Marceline évoque rapidement cela, la rencontre avec ses maris, le compagnonnage intellectuel et affectif avec Joris Ivens son second époux. Comme en accéléré. En toute fin de texte, Marceline interroge Marie, déportée elle aussi : fallait-il revenir des camps ? Leurs réponses prouvent, qu’aujourd’hui encore, il n’est pas vain de raconter, de témoigner (même après tant de décennies). Lorsque les derniers témoins vivants ne seront plus, que l’on entendra plus leurs colères, leurs mises en garde, il nous restera leurs écrits. Essentiels.