Ce journal est un document fascinant. Le narrateur chômeur arrive à Ré avec sa femme « à la saison où il convient plutôt de la quitter quand on le peut » (l’île, pas sa femme) ; ces Parisiens y passeront une petite année avant de déménager pour A., près de Nîmes, où l’on compte 400 chômeurs pour 2.300 habitants. Le chômage est alors une condition partagée par 300.000 individus en France.
Denis de Rougemont consigne soigneusement ses réflexions comme ses dépenses et le moindre de ses tracas matériels. A Ré, tout est plus cher qu’à Paris. Affranchir un manuscrit est pour le postier un acte inédit. Dans le budget de l’écrivain, les cigarettes correspondent à la ligne « faiblesse humaine ».
De Rougemont est chômeur mais pas désœuvré. Il écrit des articles, traduit des livres allemands. Il écrit également un livre sur la crise de la culture. Il dit cette culpabilité constamment ressentie dès lors qu’il n’écrit pas, ne produit pas.
Il note dans son journal ses réflexions sur le contraste entre Paris, où les indiscrétions des voisins franchissaient les murs peu épais des petits appartements, et l’île de Ré, où c’est dans la rue qu’on se sent observé ; sur son intégration dans son nouvel environnement et sa rencontre avec « le peuple » qu’il réalise ne pas connaître, tout intellectuel parisien qu’il est ; sur la religion et le rapport au culte dans les villages ; sur la politique, à l’heure de la montée du fascisme en Europe ;sur la littérature aussi, ce que l’on doit aux penseurs allemands, à Goethe en particulier ; sur le travail des éditeurs enfin, et sur ce qu’attendent les lecteurs.
Denis de Rougemont regarde les hommes et les trouve laids. Il découvre les causeries de village, ces conférences contradictoire où l’on parle politique et religion – l’époque est à la propagande – et y participe.
Le Journal d’un intellectuel en chômage est une formidable peinture d’époque, une chronique de la vie locale, la photographie d’un territoire où les habitudes sont peut-être plus âpres à changer qu’ailleurs. On y voit des poules et des parties de pêche aux crevettes. On y ressent le machisme bienveillant qui sied à l’époque. On assiste au travail du jardin qui rassure car lui, au moins, donne des résultats immédiats.
Denis de Rougemont a écrit ce journal entre 1933 et 1935. Il y livre une vision de la pauvreté qui est toujours d’actualité. Et un point de vue sur la condition de l’intellectuel précaire qui, à peu de détails près, reste valable en 2015.
De Rougemont devient en lui-même un personnage intéressant, à la fois utopiste et réaliste ainsi que le permet son esprit et que l’impose sa situation. Et qui ne cesse de se demander comment l’homme peut à la fois être présent au monde et à soi-même.
Et sous les yeux du lecteur, peu à peu, l’auteur tombe amoureux de sa vie.
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