Pour lire ce texte magnifique, il faut avoir le cœur bien accroché et une boîte de mouchoirs à portée de main.
On le sait, il n’y a pas de mots en français pour dire qui l’on est, lorsqu’on perd un enfant. « Orpheline d’enfant, cela ne se dit pas ». Angélique Villeneuve le sait aussi. Pourtant cela ne change rien à la douleur, tapie en elle « une bête fidèle », depuis ce matin de septembre, à huit heures, où elle a trouvé, avec son mari, leur fils de vingt-et-un ans pendu dans sa chambre, au premier étage de leur maison. Aussi lancinante que la douleur, monte en elle une effroyable question: « Lorsqu’un enfant meurt, est-on toujours sa mère, est-ce qu’un enfant perd sa mère en même temps que la vie? ». Angélique Villeneuve ne sait pas. Les démarches auprès des pompes funèbres, l’interrogatoire des pompiers et des policiers qu’elle a regardés emporter le corps de son fils dans un sac blanc: elle a fait tout ce qu’il fallait. Mais pleurer, elle n’a pas pu. Et les larmes qu’elle ne parvient pas à verser, coulent sur nos joues. Parce que son texte est une élégie qui dit la violence avec une infinie douceur.
Les images qu’elle a vues ce jour-là, dans la chambre de son fils, et qui explosent dans sa tête, elle les tait. Elle garde les mots pour elle, en dedans, comme « les arrêtes dans la gorge ». A défaut de vider son sac, l’auteur remplit son panier de provisions pour « tenter de mettre un semblant de vie dans cette maison où il en manque un ». Pas question de s’arrêter, il faut tenir debout, endurer les silences gênés de ceux qui ne décrochent plus quand elle les appelle ou changent de trottoir pour éviter de la croiser. On ne lui propose plus rien, car elle n’est plus rien. Angélique Villeneuve parvient à imprimer dans notre chair ce que les mots peinent à exprimer : la douleur indicible, la perte incompréhensible, et au-delà encore, comme une loi de la double peine, le rapt de son être. Car elle n’est « plus un auteur, une amie, une voisine, plus même une femme ». Elle n’est plus rien d’autre que la mère d’un suicidé, d’un enfant mort.
La beauté et la force de ce texte doivent beaucoup à la deuxième personne qu’elle emploie. Elle ne dit pas « je », mais « tu », et dans nos oreilles résonne le bruit de ce fils qui se tue. Elle dit « tu » comme les enfants, comme lorsqu’on se parle à soi-même pour se donner du courage. Et son tutoiement nous happe, nous arrache, nous force à faire sienne sa douleur. On aimerait prélever notre part, pour alléger la sienne et dire tout bas rien, que pour elle, les vers de Baudelaire : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens toi plus tranquille ».
Ce fils mort, Octave, qu’elle ne nomme qu’à la dernière page, Angélique Villeneuve continue de le porter. La poésie et la tristesse absolue de cette « Nuit de septembre » s’enracinent dans ces objets banals du quotidien, qui hurlent l’absence. Le grain de blé soufflé au miel, que son fils mangeait chaque matin, retrouvé six mois plus tard au fond d’un tiroir. Les petits savons avec lesquels il se lavait, les vieilles converses jaunes avachies au bas du placard, qu’elle n’arrivera jamais à jeter, et son caleçon fétiche, qu’elle enterre au fond du bac à linge, à l’insu de tous, pour le voir tourner dans la machine au milieu de leurs jeans et de leurs « chaussettes de vivants ». « Tu as les résurrections que tu peux », constate Angélique Villeneuve à propos du téléphone portable qu’elle s’entête à recharger alors que la ligne a été coupée.
Les mots qu’Angélique Villeneuve met sur ses maux résonnent avec une justesse effroyable, à la limite du supportable. Aux parents navrés de lui infliger la présence de leurs progénitures, elle voudrait dire « merci de vos enfants vivants ». Mais c’est nous, « parents contrits d’enfants vivants » qui devrions la remercier.