Le pogrom par ceux qui l’ont fait…
Voici un récit de voyage inédit qui fait froid dans le dos !
Jeune tonnelier de 20 ans, Georg Bernhardt Schwarz quitte son Bade-Wurtemberg natal en 1733, pour se rendre en Hollande, où les salaires sont meilleurs qu’en Allemagne. Après de nombreuses péripéties, il arrive enfin à destination. Séduit par les espoirs de fortune promis par la VOC (Compagnie hollandaise des Indes orientales), il s’embarque comme soldat pour Batavia, la capitale des Indes orientales. A l’issue d’une longue et dangereuse traversée, il fait partie des quelques miraculés qui arrivent sains et saufs à Java. La description qu’il fait de son voyage est un classique du genre où tempêtes, faim, soif, maladies transforment cette entreprise en aventure. La ville de Batavia qu’il nous dépeint n’est pas celle d’un paradis, mais d’une ville sur le déclin où, redevenu tonnelier, il se débat pour gagner sa vie et faire fortune. Cette partie du récit offre aux amateurs de littérature de voyage, d’histoire ou d’Asie une grande quantités de détails, descriptions et anecdotes, tantôt stéréotypés tantôt uniques, sur la vie à Java sous la domination hollandaise au XVIIIe s.
Pourtant, le plus grand intérêt de ce récit réside ailleurs, dans la description d’un événement d’une très grande importance dans l’histoire de la colonisation de l’Asie : le grand massacre des Chinois de Batavia, à laquelle l’auteur participe activement.
En octobre 1740, toute la population chinoise de la ville est massacrée par les Hollandais et leurs auxiliaires. Durant trois jours, 10 000 Chinois sont assassinés dans la ville et plus de 80 0000 dans les environs de Batavia durant les semaines qui suivent. La guerre qui en découle se poursuivra alors dans tout Java pendant 15 ans, éclipsera à jamais la prépondérance chinoise et assurera la victoire définitive des Hollandais sur les royaumes javanais.
Le récit de Schwarz est édifiant et terriblement actuel. Il fait se poser au lecteur la question suivante : comment un jeune homme « ordinaire » et même attachant en arrive-t-il à assassiner des gens qu’il a quotidiennement côtoyés ? La relation qu’il nous fait de ces journées est dantesque. Pourtant on chercherait en vain toute trace de remords dans son récit. Si le doute ou l’hésitation le prennent lors du premier meurtre, il nous dit qu’au bout de 3 ou 4 morts, il ne fait plus la différence entre un chien et un Chinois.
L’atmosphère décrite avant le carnage et les mesures prises par le gouvernement fournissent ce que l’on pourrait appeler un cas d’école sur l’art d’organiser un pogrom. Et l’on constate alors que les conditions pour un passage à l’acte, décisives à Java, sont tout aussi présentes au XXIe s., y compris dans les sociétés démocratiques, avec des différences de degrés, mais non de nature.
La riche et éclairante introduction, ainsi que l’important appareil de notes permettent de bien saisir le contexte politique, économique, social et culturel qui a rendu possible le massacre.
L’éditeur, La Lanterne magique nous avait déjà agréablement et régulièrement surpris par la parution de récits inédits ou oubliés dont la présentation satisfait aussi bien l’historien que l’amateur de voyage.
En ces temps où les livres d’aventures frelatées, de voyages aller/retour et organisés monopolisent les rayons « voyages » des librairies, la parution de ces récits de voyage «à l’ancienne », épiques, sans fard ni prétention nous offre un plaisir double puisqu’ils nous font voyager à la fois dans le temps et dans l’espace.