« Comme je la chéris maintenant cette image de moi en cette époque lointaine, moi courbé sur mon pupitre dans cette chambre d’un rose radieux, me chuchotant mélodieusement (comme je le fais encore) les tournures et les phrases jaillies de mon imagination, les testant sur mes lèvres à l’instar d’un versificateur fanatique, sans cesser de goûter la joie suprême de savoir que le fruit de ce labeur heureux, quelles que fussent ses faiblesses, serait la plus terrifiante, la plus importante de toutes les entreprises dues à l’imagination de l’homme – Le Roman. Le Roman béni. Le Roman sacré. Le Roman Tout-Puissant. Oh, Stingo, comme je t’envie lors de ses lointains après-midis de l’ère du Premier Roman (si longtemps avant l’âge mûr et les eaux mortes et croupissantes de la stérilité, le dégoût lugubre de toute fiction, et la débâcle de l’ego et de l’ambition) alors que des pulsions immortelles dictaient le moindre de tes tirets et de tes points-virgules, et que tu vouais la foi d’un enfant à la beauté que tu te sentais destiné à faire jaillir. » C’est Laurel Zucherman qui, dans « Sorbonne Confidential » m’a donné envie de lire « Le choix de Sophie », dont je connaissais comme tout le monde l’histoire (en gros) sans l’avoir jamais lu (ni vu le film), tant elle se montrait profondément agacée par la manière très abstraite dont ce roman est étudié en agrégation d’anglais, et c’est un gros morceau. Nous sommes en 1947 et Stingo est notre très jeune narrateur. Aspirant écrivain venu du Sud des Etats-Unis, il rencontre à New York un couple qui immédiatement le séduit, Sophie et Nathan. Ils ont la trentaine, ils sont d’une très grande beauté, ils sont drôles, cultivés, brillants et intéressants, il est ébloui et comblé quand ils le prennent sous leur aile. Ils sont aussi hélas tous deux très abîmés et instables; Nathan est schizophrène et se drogue, Sophie est une rescapée d’Auschwitz. Ca finit très mal. C’est un roman imparfait qui est aussi profondément captivant. En 1976, le politiquement correct n’avait pas encore fait son apparition et il est empli d’aspérités, il heurte – ça participe à son pouvoir. Il explore la notion du mal dans tous ses sens et ses horribles incarnations, avec violence, mais la plume très bavarde de Styron fait un tel usage du détail que l’on a une impression de totale évidence. Paradoxalement c’est très facile à lire, ce qui fait que la portée dramatique explose : on se prend vraiment durement la densité de l’horreur en pleine figure. « Levant les yeux, elle me dit quelque chose, que je n’entendis pas. Je me penchai davantage, et alors, mi-lisant sur ses lèvres, mi-déchiffrant d’instinct cette voix empreinte de chagrin infini – l’entendis dire : Je ne crois pas que je m’en sortirai. » »