Lionel Shriver est une romancière américaine qui a l’art d’aborder les sujets qui fâchent sans détour, voire même avec une certaine forme de radicalité. Le politically incorrect est pour elle une véritable marque de fabrique. On se souvient du choc de lecture provoqué par son roman, « Il faut qu’on parle de Kevin », lauréat de l’Orange Prize 2005 . Elle y dénonçait les défaillances du système d’éducation américain à travers le personnage d’un enfant psychopathe, tueur de masse et sa relation conflictuelle avec sa mère.
Elle revient aujourd’hui avec un roman sur toutes les obsessions que nos sociétés développent autour du rapport à la nourriture, que ce soit à travers ses excès ou ses restrictions.
Pour avoir perdu son frère Greg des suites d’une obésité morbide, l’auteur connaît plus que bien son sujet. Et quand la question qui se trouve au cœur de son livre est de savoir si pour sauver un proche de la spirale du surpoids on doit prendre le risque d’un éclatement de la cellule familiale, on se dit que ce texte exprime peut-être une forme de culpabilité de ne pas avoir réussi à sauver son frère des conséquences mortelles de sa maladie. Très inspiré de son histoire personnelle, ce texte n’est en rien un récit, c’est un roman où Edison le frère de l’héroïne emprunte à Greg le frère de l’auteure ses problèmes de poids et à son mari son métier de jazzman. Pour le reste tout est fiction.
Pandora, la quarantaine, est la femme de toutes les réussites. La société qu’elle dirige lui apporte argent et même renommée ; elle a épousé Fletcher qui a deux beaux enfants et ce mariage est un modèle de famille recomposée avec succès. Quand elle propose à son frère Edison de l’héberger, alors qu’il se trouve dans une mauvaise passe et totalement démuni, elle est loin d’imaginer qu’en allant le chercher à l’aéroport, alors qu’elle ne l’a pas vu depuis quatre ans, elle va le retrouver avec cent kilos de plus. Elle peine à reconnaître dans cet homme obèse celui qui, quelques années auparavant, était encore mince et flamboyant. Sachant que Fletcher son mari est un « control freaks » de la nourriture, obsédé de diététique et de santé, Pandora craint le pire et elle a bien raison. C’est tout son équilibre familial qui va être remis en question. Alors pour sauver ce frère qu’elle aime et dont elle a toujours été fière, elle fait le choix de tous les dangers pour elle, son couple, sa famille, son boulot…
Dans la Bible Genèse 4.9 il y a un passage qui résume le propos du livre: « l’Eternel dit à Caïn : où est ton frère Abel ? ; il répondit : je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? » Cette dernière question est sans doute celle à laquelle Lionel Shriver tente de répondre tout au long du roman. Car si le thème du rapport au corps et à la nourriture lui offre un socle pour des réflexions passionnantes, celui de l’amour fraternel y est tout aussi essentiel voire même central. En fait c’est autant une histoire de « Brother » que de « Big ». En exergue de son livre, Lionel Shriver a choisi un titre du Daily Telegraph: « Une personne sur trois changerait un an de sa vie pour un corps parfait ». Et pour sauver un frère, serions-nous prêts à changer un an de notre vie? Avec ce regard acide et ce ton percutant qui n’appartiennent qu’à elle, Lionel Shriver nous livre un texte d’une rare férocité et d’une redoutable efficacité. Elle a un vrai talent pour les dialogues qui claquent et pour ouvrir notre appétit de lecture. Pour preuve, ce livre on l’engloutit d’une traite.