La rédaction l'a lu
Des nouvelles de Madame OatesJ’avais coupé mon téléphone. Enfoui dans un coin de mon cerveau un tas de choses très urgentes, renoncé momentanément à la position verticale. Armée d’une théière isotherme et d’une paire de chaussettes de ski, en pilote automatique entre le lit et le canapé, j’ai passé un week-end avec Joyce Carol Oates. À chacun de ses livres (ici, un roman + un recueil de nouvelles) se produit le même sortilège. Je ne crois pas qu’on puisse « lire » Oates : je pense qu’elle nous happe, qu’elle nous broie. Ses livres exigent de nous que l’on se mette entre parenthèses…. mais quel délicieux assujettissement. « Mudwoman » raconte l’histoire de Meredith, brillante philosophe et première directrice femme d’une des plus prestigieuses universités de l’Ivy League. La quarantaine passée, célibataire (= en relation depuis vingt ans avec un homme marié), physique singulier mais intelligence remarquable, Meredith mène une carrière fulgurante. Pourtant, alors que tout semble la pousser à poursuivre son ascension, son passé vient la percuter comme un boomerang. Et il y a de quoi faire mal : âgée de trois ans à peine, Meredith a été abandonnée par sa mère aliénée mentale, qui l’a jetée dans un marécage. La petite a été retrouvée in extremis, placée dans un foyer d’accueil puis adoptée par un couple de Quakers aimants et intelligents. Toute sa vie, elle est allée de l’avant, s’efforçant d’aimer ses parents adoptifs, de réussir à l’école, de sourire en toute occasion, d’être une professeure dévouée, puis une directrice progressiste et exemplaire. Mais Meredith n’a plus la force, elle sombre et inquiète les membres de son administration : il est temps pour elle d’affronter « Mudgirl ». Le roman nous entraîne dans un sombre et fascinant va-et-vient entre les différents chapitres de son existence, entre la boue et les sommets de la gloire. Un va-et-vient qui dévoile les secrets et écorne les images, qui creuse au plus profond des souvenirs. Dans « Mudwoman », Oates retourne à ses sujets fétiches (à vrai dire, s’en était-elle jamais éloignée ?) : les mères dévoratrices, la violence des rapports hommes-femmes, le glissement vers la maladie mentale, et la – possibilité de – rédemption. À ses univers familiers, aussi : les ambiances feutrées des grandes universités américaines, les tensions post-11 septembre et les déchirements autour de la guerre en Irak. Dans « Cher Époux », le savoureux recueil de nouvelles que les Éditions Philippe Rey publient en même temps que « Mudwoman », on retrouve, éparpillé, un peu de tout cela, avec une note de violence encore plus assumée, ainsi qu’une place de premier plan pour les conflits de classes. En lisant ces nouvelles magistralement construites, à la férocité corrosive, on découvre que la reine du roman-fleuve excelle aussi dans le très court. À un moment de « Mudwoman », la mère adoptive de Meredith, bibliothécaire, dit à sa fillette apeurée : « dans les livres, on est en sécurité ». On ne peut pas imaginer de meilleure définition au hold-up littéraire que renouvelle pour la énième fois la Déesse des lettres américaines. Car il y a beau être question de folie et de pulsions morbides, d’abandon maternel et d’intense solitude, avec les histoires de Joyce Carol Oates, le lecteur ne cesse jamais d’être « entre de bonnes mains ». Parce que l’écriture de Joyce Carol Oates est d’une humanité absolue. Quelle que soit l’horreur, la lumière est toujours au bout du tunnel, les personnages trouvent toujours une ressource en eux, qu’ils sont libres d’exploiter ou non, mais qui les garantit contre la facilité de la tragédie ou du manichéisme. La subtilité inouïe de Joyce Carol Oates, son génie de la psychologie, son écriture du ressassement, qui accède par d’infinies touches à toute la complexité d’un personnage, atomise le champ du romanesque. Joyce Carol Oates n’est pas seulement une immense romancière, elle est aussi la plus grande prêtresse de la liberté.
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