Danser au bord de l'abîme
Grégoire Delacourt

Le Livre de Poche
janvier 2017
288 p.  7,40 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Grégoire Delacourt sait écrire aux femmes

Commençons par l’essentiel : j’ai adoré le cinquième roman de Grégoire Delacourt. Et si le mot n’était pas démonétisé, à force d’être trop employé, je n’aurais pas peur de dire qu’il m’a bouleversée. Au sens physique du terme : il m’a troublée profondément, a causé en moi une émotion violente, et même fait pleurer. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il raconte l’histoire d’une femme de 40 ans, Emma, qui envoie tout promener, valser, devrait-on dire pour filer la métaphore de la danse présente dans le titre. Plus sûrement parce que Grégoire Delacourt n’a pas son pareil pour se mettre dans la peau des femmes. Il le fait bien, et il aime ça. A moins que cela ne soit  parce qu’il aime ça, qu’il le fasse si bien. De son propre aveu, il a eu envie de retrouver l’ivresse d’être une femme, qu’il avait découverte avec « La liste de mes envies », paru en 2012. Pas étonnant, donc si son roman s’avère enivrant.

Le besoin de se sentir vivante

Je me surprends à penser que Grégoire Delacourt sait écrire aux femmes, comme on dit d’un séducteur qu’il sait parler aux femmes. Rares sont les écrivains qui le font avec autant de justesse (Serge Joncour fait partie de ceux là aussi). Evidemment, l’écriture n’a pas de sexe, mais il n’empêche, lorsqu’on lit le dernier roman de Grégoire Delacourt, on a l’impression qu’il est « une » des nôtres. Parce qu’il sait lire en nous, dans nos têtes, nos cœurs et nos corps, aussi. Il nous devine toujours, sans nous trahir jamais. Il connaît les mots capables de traduire le plaisir vertigineux qu’il y a à se sentir désirante et désirée, et parvient à décrire ce besoin indicible de se sentir vivante. Il dépeint avec force l’urgence du désir, sa puissance vitale, sa violence qui submerge comme une vague. Grégoire Delacourt a compris que les femmes refusent de choisir entre le plaisir charnel et l’amour maternel. Et il leur donne le droit de vouloir les deux.

Tout envoyer valser

Emma ose quitter son mari Olivier (qu’elle aime pourtant) et ses trois enfants (qu’elle chérit plus que tout au monde). Elle part pour un homme qu’elle connaît à peine, rencontré dans une brasserie, un jour à midi. Cette femme qui envoie tout valser, pour danser au bord de l’abîme, c’est lui. Partir, laisser derrière lui les êtres qu’il aime, Delacourt l’a fait. Il a planté son décor dans un milieu qu’il connaît bien. Celui de la coquette bourgeoisie lilloise, qui vit à Bondues, au domaine de la Vigne, dans des maisons cossues, ouvertes sur le golf, avec de vastes salons et des tables basses en verre, où trônent des cendriers Hermès et des livres d’art que personne n’ouvre. C’est à tout cela : ce confort, ce bonheur sage et tranquille, qu’Emma renonce. « Les petits désirs ininflammables », très peu pour elle. Elle veut croire au vertige, à la foudre et nous entraîne dans un tourbillon.

Grégoire Delacourt a choisi d’appeler son héroïne Emma, en hommage à Madame Bovary, avant de  réaliser que ce prénom contenait phonétiquement le passé-simple du verbe aimer. Emma aima. Elle forme avec son mari et ses enfant « une famille heureuse », qu’elle va détruire. Elle n’avait « pas envie d’un amant, mais d’une ivresse ». C’est après coup, qu’elle nous raconte ce qui est arrivé.

La confusion des sentimentes

Voilà un livre poétique et délicat qui dépeint parfaitement la confusion des sentiments, dans ce qu’ils sont fondus, entremêlés les uns aux autres. Elle a beau quitter son mari, Emma ne l’abandonne pas, au contraire, elle va se battre avec et pour lui contre le cancer qui le ronge. Elle n’est pas du genre à ne plus aimer parce qu’elle aime quelqu’un d’autre. « Un nouvel amour n’est pas forcément contre le précédent », écrit Grégoire Delacourt. Il écoute les mots et dit des choses très belles: « Je crois que l’on trébuche  amoureux à cause d’une part de vide en soi. Un espace imperceptible. Une faim jamais comblée. »

La réussite du roman doit beaucoup à l’ histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, qui s’entrecroise avec celle d’Emma. Pas étonnant que Grégoire Delacourt s’en empare. Edulcorée pour en faire un conte pour enfants, la lettre d’Alphonse Daudet constitue une ode au désir féminin. La chèvre aux petits sabots noirs et luisants, éprise de liberté, ne résiste pas à l’appel de la montagne, et s’enfuit par la fenêtre, même si elle sait qu’elle risque de se faire dévorer par le loup. Comme elle, Emma veut être ravie, au sens durassien du rapt.

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 Les internautes l'ont lu

Danser au bord de l’abîme

Après la lecture de 2 volumes de V.Despentes , et en sachant dans quel genre je m’embarquais avec G.Delacourt,( histoire de souffler un peu) , je me suis donc laissée aller dans une histoire pas toujours crédible.
L’idée majeure de ce roman est d’expliquer les bonheurs et ravages que peut provoquer le « Désir » dans toute son acceptation.
Une jeune femme heureuse , comblée, mère de 3 enfants , amoureuse de son mari et aimée en retour, le tout dans un décor qui m’est familier , est foudroyée, c’est le mot, par les lèvres et la fossette d’un homme aperçu dans une brasserie lilloise.
Ce qui doit arriver arrive presque…mais un événement inattendu contrarie sérieusement le désir d’avenir de cette femme.
Elle continue quand même son rêve utopique après avoir abandonné mari et enfants ; elle se fait des amis dans un camping, aide à la confection des frites, et pendant ce temps le cancer de son mari récidive ; la fin est prévisible.
Donc, peut-on aimer 2 hommes en même temps? Le Désir est-il plus fort que tout ?
La première partie est de bonne tenue, mais ensuite, beaucoup d’invraisemblances, dans la vraie vie je doute un peu du déroulé des événements ; des facilités d’écriture, enfin un roman passe partout , et pour tout lecteur (trice en particulier )

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coup de coeur

Un pas de danse bouleversant

L’auteur de La Liste de mes envies et des Quatre Saisons de l’été nous revient avec un roman qui devrait élargir encore davantage le cercle de ses lecteurs, car si sa plume est toujours aussi élégante, elle va cette fois chercher plus profondément les tourments de l’âme. À l’anecdote vient désormais s’ajouter la gravité, aux bonheurs de l’amour viennent désormais se mêler la douleur de l’absence et du deuil.
La première – bonne – surprise est d’avoir choisi le point de vue d’une femme comme narratrice. Une femme dont la confession est sans concessions : « Je transcris ici l’enchaînement des faits tel qu’il s’est déroulé. Je ne commenterai pas l’irrépressibilité de mon désir – elle est sans doute à chercher du côté du sacré.
Je veux juste essayer de démonter la mécanique du désastre. De comprendre pourquoi, plus tard, j’ai incisé à jamais le cœur de ceux que j’aimais. »
Emmanuelle et Olivier ont plutôt bien réussi. Le couple a trois enfants, le mari une bonne situation, Emma arrondit ses fins de mois dans un magasin de vêtements. Un petit bonheur tranquille qui cache toutefois une frustration, une usure, un mal-être : « Je me vidais de moi-même. Je m’essoufflais à ne pas m’envoler. Je pâlissais, et Olivier parfois s’inquiétait – il parlait alors de quelques jours ailleurs, l’Espagne, l’Italie, les lacs, comme si leur profondeur allait engloutir ma mélancolie. Mais nous ne partions pas, parce qu’il y avait les enfants, parce qu’il y avait la concession, et parce que j’avais fini par mettre toutes mes frustrations dans ma poche, un mouchoir par-dessus, comme me l’avait enseigné ma mère. »
Une mère qui prenait aussi la peine de lui lire une histoire chaque soir et qui lui a ainsi donné le goût des histoires et des héroïnes. En suivant les aventures de La chèvre de monsieur Seguin – qui servira de fil rouge tout au long du livre – de Claudine mise en scène par Colette, de la Lily Bart d’Edith Wharton ou des personnages imaginés par Louise de Vilmorin, elle va se construire un imaginaire propice à accepter le regard que lui jette un jour un homme dans la brasserie André.
Sans échanger un mot, elle va tomber amoureuse, fondre de désir. Simplement parce qu’«Il y a des hommes qui vous trouvent jolie et d’autres qui vous rendent jolie». Peu importe le séisme que cette rencontre peut provoquer, peu importe les conséquences du dialogue qui finit par s’installer :
«– Je m’appelle Alexandre et je pense à vous depuis trois semaines.
– Je tiens une boutique de vêtements pour enfants. Mais plus pour très longtemps.
– Je suis journaliste à La Voix du Nord. Les pages «culture».
Sauf que le beau scénario d’Emma et d’Alexandre va s’effondrer avant même d’avoir pu se concrétiser. Pas par peur, pas à cause de la pression – très forte – des enfants pour empêcher la rupture, pas à cause des conjoints respectifs. À cause d’un fait divers banal.
« Une jeune fille est installée à deux tables de la mienne. Soudain, une autre arrive. Pâle. C’est son amie. Elle s’excuse d’être en retard. Ils ont bloqué la Grand-Place, dit-elle. Un type. En V’Lille. Qui s’est fait renverser par un bus. Je crois qu’il est mort. »
Le roman va alors basculer. De la tentative d’évasion à la réclusion. Emma n’a pas le courage de rentrer chez elle et d’oublier ce drame. Elle erre quelques temps avant de finir dans un mobile home du camping Pomme de pin à Cucq.
« Je sais maintenant que le deuil est un amour qui n’a plus d’endroit où se loger. » dira-t-elle pour résumer cette période sombre que de nouvelles connaissances vont tenter d’adoucir. Mais Emma reste lucide : « J’avais abandonné mon mari, mes trois enfants, pour les lèvres d’un homme et pour mille espérances. J’avais erré de longs mois dans ma tentation, j’avais surnagé dans son absence. Et je m’étais perdue dans ce vide. »
L’apaisement viendra avec la troisième partie. Aussi paradoxalement que cela peut sembler, l’apaisement viendra avec une nouvelle épreuve, le cancer dont est victime Olivier. « Viennent alors les tests, les IRM, les PET scan, les décisions, les antalgiques puissants, le dextropropoxyphène, l’oxycodone, les indécisions, l’hydropmorphone. Vient cette période cotonneuse d’avant les séismes, ce temps suspendu où plus rien n’a de valeur (…) Vient enfin le séisme. L’instant où tout bascule. Où plus rien n’a d’importance. » On peut alors tout se dire, laisser tomber les masques. Cette danse au bord de l’abîme est bouleversante. Elle vous fera comprendre que «la vie est la courte distance entre deux vides» et que chacun doit être libre de choisir comment parcourir cette courte distance.
Retrouvez Henri Charles Dahlem sur son blog

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