Délivrances
Toni Morrison

traduit de l'anglais par Christine Laferrière
10-18
août 2015
192 p.  7,10 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Dame noire en blanc

La parution d’un roman de Toni Morrison est toujours un événement : on sait qu’on y retrouvera ses thèmes de prédilection, l’identité noire, la liberté des Afro-américains entravée par les chaînes familiales, communautaires, sociétales… Oui, d’accord, mais il est comment, le dernier Toni Morrison ? Contemporain, follement sensuel et terriblement rugueux.      

Aux Etats-Unis, quand on a du sang noir mais qu’on est parvenu au fil des générations et des métissages à faire croire que l’on était blanc, donner le jour à un enfant noir est une malédiction, même aujourd’hui. Au désespoir de ses parents mulâtres, Lula Ann naît noire et subit durant toute son enfance la cruauté que lui vaut sa couleur de peau. Pourtant, une fois adulte, elle en fait un atout, transforme son corps en bombe ténébreuse qu’elle habille uniquement de blanc et se fait désormais appeler « Bride ». Devenue le produit de sa propre fabrication, un produit qui fait vendre, Bride a réussi socialement ; elle possède de l’argent, un grand appartement, une Jaguar, bref, elle tient sa revanche sur l’ancienne petite « négrillonne ». Mais tout s’effondre lorsque son amant la quitte du jour au lendemain. Ne se remettant pas de cette rupture, la belle part à sa recherche et s’éloigne de sa vie californienne pour s’enfoncer dans des paysages ruraux et sauvages, où elle fait d’étonnantes rencontres qui vont la métamorphoser.

C’est sa forme hybride qui donne au roman son originalité. Au fil de la lecture se côtoient la chronique d’un monde branché et le conte ancestral, le roman choral et la narration à la première personne. Bride semble ainsi se dissoudre dans ce maelstrom, et, de fait, elle voit son corps redevenir peu à peu celui d’une petite fille, à la manière d’une Alice moderne. Sur les pas de l’héroïne, le lecteur glisse imperceptiblement dans les coulisses de la réalité, et découvre les secrets et les mensonges qui ont déterminé sa vie.

Toni Morrison fait encore une fois preuve de son talent, troublant savamment les époques, jouant avec les temporalités, les voix, le symbolisme, sans jamais perdre de vue son héroïne. Délivrances est aussi riche des histoires esquissées de personnages secondaires exceptionnels, qui sont autant de petites fenêtres sur des romans en germe, mais God Help The Child, comme le dit le titre original : le créateur, en élisant cette enfant, élit par répercussion tous les autres, cette humanité souffrante dont seuls les géants, comme Toni Morrison, nous révèlent l’existence si magnifiquement.

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 Les internautes l'ont lu

Déception

Résumé : Ce fut un choc pour Sweetness de découvrir sa fille Bride à l’accouchement : alors que ses parents sont mulâtres, ce bébé a la peau « noire comme la nuit, comme le Soudan ». Sweetness est dégoûtée par le contact de cet enfant, elle l’élève en gardant ses distances et en essayant de la préparer au racisme auquel elle aura forcément affaire.
Aujourd’hui, Bride est une jeune femme qui a fait de sa noirceur l’outil de sa beauté saisissante. Elle a réussi, a de l’argent et un bon métier. Mais une rupture amoureuse et le retour du passé vont la confronter à une série de difficultés (et c’est un pléonasme) qui la feront grandir etc.

Ça faisait un moment que je voulais lire un livre de Tony Morrison, qui est présentée comme un grand nom de la littérature américaine. Et je dois dire que j’ai été un peu déçu.
Effectivement, on sent une grande écrivaine : c’est très bien écrit et « il se passe des choses » au niveau de la construction du récit. Le livre est presque entièrement écrit à la première personne par différents personnages, quasiment tous féminins (roman choral). Un des chapitres est écrit par une fille d’une dizaine d’années, ce qui amène jeu sur cette langue ; il y a également quelques poèmes en prose. Il y a parfois des « crevasses » (pour utiliser le mot de Flaubert) temporelles et narratives d’un paragraphe à un autre, qui créent un effet de surprise, de sidération – c’est une mécanique efficace pour faire avancer un récit.
Oui, au niveau littéraire, c’est riche, d’autant plus que le roman n’est pas très long (moins de 200 pages).

Mais toute cette habileté littéraire se met au service d’une histoire très mélodramatique et très hollywoodienne. Comment expliquer ? Dépassé un certain stade, je trouve que le sadisme envers des personnages devient un peu grotesque. Bride subit trop de choses pour que ce soit crédible : une rupture, un tabassage en règle qui la défigure, un accident de voiture, des modifications corporelles mystérieuses (disparition des trous de boucle dans ses lobes, des poils pubiens, des seins – c’est une idée fantastique dont Toni Morrison ne fait à peu près rien)… J’ai compté, il n’y a pas moins de 7 histoires de pédophilie dans le roman. C’est grotesque et un peu ridicule. J’ai presque l’impression d’entendre l’autrice dire « ah ouais, t’as vu comme j’y vais fort ? Tu as ton compte ? Eh bien, tiens, regarde comme j’en rajoute une couche ! » Certes, ce n’est pas larmoyant, mais âpre, violent et dur. Mais je le redis, passé un certain seuil, cette violence devient gratuite, vaine. À mon sens, elle ne raconte rien, elle ne provoque plus d’autre émotion que l’agacement, elle ne dit rien du monde.

Alors oui, c’est sauvé par une fin où Morrison ramène de la lumière et de l’humanité, ça pourrait être touchant, mais c’était trop tard pour moi.

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Déçue!

Bride est une femme à la peau d’ébène, femme d’affaires aussi belle qu’énigmatique. Mais sous la surface, il y a Lula Ann. L’enfant trop noire pour sa mère quasi blanche, son rejet. Le manque d’amour maternel, les secrets, les traumatismes… Bride pourra t-elle faire la paix avec elle-même ? Je ne connaissais pas cette auteure. J’ai été attiré par le titre, la couverture et surtout le résumé à la fois énigmatique et prometteur! Dans ce livre, il y a plusieurs narrateurs qui permettent chacun à leur tour de découvrir Bride ou la situation sous un autre angle. Au fil des pages, je comprends les tourments, les faiblesses d’antan qui font sa force d’aujourd’hui avec ses fêlures. Au fil de ma lecture je me demande où l’auteure veut en venir et je n ai pas encore tout saisi. Arrivée à la dernière page, je reste sur ma faim! Ce livre semblait prometteur… Il me laisse un goût d inachevé… Dommage!

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coup de coeur

‘Délivrances’ de Toni Morrison : un immense livre

 » Sept maris. De Delhi à Dakar, du Texas à l’Australie, et quelques-uns dans l’intervalle. » Elle riait en balançant les épaules.  » Tant de bonhommes, et tous pareils à l’endroit où ça compte. – C’est quoi, l’endroit où ça compte ? – La responsabilité.

Le ton est donné : les mots de Toni Morrison claquent, sautent, se moquent, percutent, vifs, fluides, sûrs de leur force, conscients de leur portée. Même lorsqu’ils prêtent à sourire ils disent, en creux, la gravité de la vie (« elle avait vécu tout cela avec ses nombreux maris, dont tous se confondaient à présent pour ne former personne »). Sans sensiblerie, sans apitoiement. Vlam ! Tonnant au détour d’une phrase. Hurlant entre deux taquineries. Ils disent.

Les souvenirs, les drames, les excuses, les fondations pourries, les lâchetés des autres; les nôtres. La fierté, aussi, qui se cache dans les silences et même, souvent, dans la mauvaise foi. La difficulté de tenir debout lorsque le monde rugit autour de vous, furieux, malade, bien décidé à vous emprisonner dans une case définitive, rempli de prédateurs sauvages. La honte secrète de ne se savoir qu’enfant vieilli, blessé, en quête de l’amour originel perdu, rêvé ou trop peu senti, alors que tout exige de vous l’assurance lisse de l’adulte rentable.

Oui, rentable. Socialement. Émotionnellement.

Car, ‘rien n’est gratuit dans la vie, mes petits. Rien n’est dû au hasard. Même pas l’amour’, semble nous lancer Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993, dans son dernier roman ‘Délivrances’. Quel meilleur titre que celui-là ? Car il n’y est question que d’enfermements personnels, familiaux, amoureux, sociaux. Historiques, aussi. De manière subtile, évidente.

Tellement évidente qu’elle en devient gênante, glaçante (« la Police abandonna l’affaire. Un autre petit garçon noir disparu. Et alors ? »)

L’esclavage, les Droits Civiques, le racisme quotidien aux États-Unis : la grande romancière n’a pas besoin de s’appuyer sur les dernières bavures policières. Cette Histoire afro-américaine, cette Histoire de l’Amérique, est comme intégrée de facto dans la vie de ses personnages contemporains. Ils font avec. Que faire d’autre ? Pas besoin de s’attarder.

Mais derrière leur vie, leurs réminiscences, leurs placebos, vrombit la rage maîtrisée de l’écrivaine (car la volonté de tenir la grande Histoire en arrière-fond, lointaine, à peine émergeante, n’est en fait qu’une dénonciation virulente, guerrière). Lula Ann dont la peau si noire éloigna sa mère dès la naissance (« au début j’ai pensé à… Non. Il faut que je chasse ces souvenirs, et vite ») deviendra une splendide femme sensuelle, une working-girl comblée toujours vêtue de blanc, non sans avoir abandonné au passage son prénom de petite fille pour un autre (Bride). Pourtant, sa rencontre avec le beau Booker, dont le cœur n’a plus de place pour quiconque, tout empli par l’amour funèbre porté à un ange disparu (« probablement fatigué d’être mon fardeau et ma croix »), va bouleverser son existence, son physique même (« elle plaqua la serviette humide au-dessus de l’endroit où ses seins s’étaient annoncés un beau jour, puis dressés jusqu’aux lèvres d’amants gémissants »). Les cicatrices vont se rouvrir, redevenir des plaies suintantes, béantes; douloureuses.

Chaque personnage rencontré, de la taularde détestable à la vieille tante excentrique, verra sa vie passer sous le laser impitoyable de Mme Morrison. Personne n’y échappera. ‘Il n’y a rien d’autre à faire, mes vieux enfants, que d’affronter votre histoire et vos mensonges en face’, semble-t-elle nous lancer. Le remède est brutal, violent, insupportable souvent (tant d’enfants, ici, qui souffrent et se brisent) mais, nécessaire. Bas les masques !

Le monde n’est pas noir ou blanc.

Et même lorsque le dénouement semble heureux, un dernier tacle venimeux (mais de bonne foi – encore pire) de la mère de Bride-Lula Ann (avec qui (la) relation se limite à des envois d’argent de sa part ») vient mettre fin à ce tourbillon de 200 pages que l’on n’a pas pu quitter, essoufflé par un tel rythme, ébloui par une telle lucidité, effrayé par une telle maestria à lire les âmes, à comprendre et retranscrire les incompréhensions réciproques, destructrices. On se sent presque comme un petit enfant venant de recevoir une leçon cruelle, mais finalement bien-intentionnée, sur la réalité – dure, impitoyable, hypermnésique – de la vie. Cela tombe bien : le sujet du livre n’est que cela (« que Dieu aide l’enfant »). Un très très grand roman. Une immense écrivaine. Un remarquable professeur.

‘Délivrances’, de Toni Morrison, aux ed. Christian Bourgeois

Retrouvez Frédéric L’Helgoualch  sur son blog  

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