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En finir avec Eddy Bellegueule
Edouard Louis
Points
janvier 2014
203 p. 6,90 €
ebook
avec DRM 11,99 €
La rédaction l'a lu
On n’en a pas fini avec Edouard Louis
Tout petit déjà, Eddy Bellegueule, prend « des airs » comme disent ses parents. Il parle avec des intonations féminines, agite les mains dans tous les sens, « se comporte comme une gonzesse ». Avant même de comprendre ce qui lui arrive, les dés sont jetés. Il est efféminé comme d’autres sont gauchers. C’est comme ça, on n’y peut rien. Très vite, à l’école, il devient le souffre-douleur de deux brutes et la scène qui ouvre le livre est d’une violence, plus psychologique que physique, presque insoutenable. Les parents sont gentils, mais ils vivent dans un immense dénuement englués dans le chômage et l’alcool. Il est écrit qu’ils ne s’en sortiront jamais. Alors l’éventuelle homosexualité de leur fils ne leur traverse pas l’esprit, même s’ils voient bien qu’il n’est pas tout à fait comme ses copains. Et s’ils sont fiers de ses résultats scolaires, ils ne comprennent pas à quoi cette excellence lui servira.
Ce que décrit Edouard Louis dans ce roman, un des événements de la rentrée, c’est une famille aimante mais paumée. Miséreuse, mais solidaire. Un monde où même si l’on est très pauvre, on trouve encore plus pauvre que soi à quelques mètres de la maison. Ce livre crée le buzz et il est entré illico dans la liste des meilleures ventes (le tirage s’élève déjà à 70.000 exemplaires). Pourquoi ? D’abord, pour ses indéniables qualités littéraires. Difficile d’imaginer que cette prose d’une belle et percutante sobriété est signée d’un jeune homme de 21 ans. Ensuite, parce qu’il s’agit d’un récit d’inspiration extrêmement autobiographique: Eddy Bellegueule s’est transformé en Edouard Louis, mais cette enfance-là, il l’a vécue, avant de pouvoir s’échapper d’Hallencourt, d’aller au lycée où il devient interne, et plus tard, d’entrer à Normale Sup sans même passer par les cases khâgne et hypokhâgne. Dans le « Courrier Picard » du 2 février, la famille d’Edouard Louis se dit dévastée par le livre. On peut comprendre. Un peu comme lorsqu’on se regarde dans un miroir grossissant. La vérité passée à la loupe reste difficile à accepter. Pourtant, ce roman traduit aussi l’amour et l’affection. Malgré toutes les différences (sexuelles, intellectuelles) sa famille ne l’a jamais rejeté. Edouard Louis décrit cette France d’en-bas avec lucidité et empathie. Et une chose est certaine: on n’en a pas fini avec lui.
Écrit à vingt ans et des poussières, En finir avec Eddy Bellegueule raconte les quinze premières années de la vie de son auteur et comment celui-ci a fini par se débarrasser, en même temps que de son patronyme, non pas de l’enfant et de l’adolescent qu’il était, mais du monde prolétaire dont il est issu et surtout de son habitus, cet ensemble de comportements individuels propres à une classe sociale. Ainsi, en plus d’être une plongée saisissante – voire parfois dérangeante – dans une histoire familiale somme toute assez « ordinaire », le livre peut être lu comme l’évocation très personnelle d’un mode de vie commun à une frange de la population française.
Dans le chapitre central – au propre comme au figuré – intitulé « La bonne éducation », et qui commence par cette phrase pas franchement ironique : « Mes parents veillaient à me donner une bonne éducation », Eddy parle pour la première fois de cette intuition qu’une autre manière de vivre est possible. Car malgré l’orgueil sincère de sa mère – « Mes enfants sont bien élevés, je les dresse bien, pas comme les voyous » – et les assertions de son père – « quand on est poli, on ne parle pas à table, on regarde la télé en silence et en famille » -, l’enfant a la vague conscience que d’autres, dont les parents ne sont ni ouvriers ni au chômage, vont au théâtre et parlent littérature à table, ont peut-être plus de possibilités que lui. Tandis que ceux-là font leurs devoirs, lui Eddy boit de l’alcool à l’arrêt de l’autocar avec ses copains, à s’en faire vomir, et quand il rentre chez lui, c’est pour voir son père et ses amis siffler des bouteilles de pastis devant des jeux télévisés. Un mécanisme de reproduction est en place, que l’impossibilité pour Eddy – malgré tous ses efforts ! – de renier son homosexualité va permettre d’enrayer.
Avec une écriture en apparence simple mais en réalité très structurée, Édouard Louis aligne les chapitres comme autant de tableaux et parvient, sans jugement, mais à la force de représentations à la fois réalistes et sociales – son père est né sur un « canapé imprégné de poussière, de poils de chiens et de chats, de saleté à cause des chaussures constamment couvertes de boue qui ne sont pas retirées à l’entrée » – ou de phrases paternelles lancées à la volée – « Moi je suis un nerveux, je ne me laisse pas faire, et quand je m’énerve, je m’énerve » – à montrer toutes les limites de ses parents, tout ce qu’ils sont de fait incapables de lui apporter, sans qu’on puisse d’ailleurs l’accuser de les détester et sans qu’on puisse pour autant affirmer qu’il a gardé de la tendresse pour eux. Mais la description d’un monde circonscrit par la saleté – prendre son bain dans la même eau que les quatre frères et sœur pour ne pas consommer trop d’eau – l’alcool, la violence – celle des injures et celle des coups – la télévision, le manque d’argent – l’impossibilité de poser de la moquette « empêchait la possibilité de le vouloir, qui à son tour fermait les possibles » – la honte et, physiquement, par la place du village et l’usine – là où les enfants vont après le collège et en sortent au bout de quarante ou cinquante ans pour mourir peu après si ce n’est déjà fait – n’en reste pas moins implacable.
Enfermé dans sa famille – et par-delà dans sa classe sociale – comme un taulard qui a pris perpétuité, enfermé dans son corps aussi, puisqu’il ne peut s’exprimer sexuellement parlant, Eddy souffre chaque jour sans exception de ces frottements perpétuels entre ce qu’il est et ressent et ce qu’il est censé être et ressentir. Vivant dans un village où l’homophobie est la norme, avec ce besoin de rassurer durablement ses parents sur ses « manières de fille » qui le pousse à rechercher le contact avec des gamines qui le dégoûtent, l’enfant devenu adolescent comprend que la seule façon de survivre est de partir le plus loin possible, de mettre un (autre) monde entre sa famille et lui.
L’auteur a dédié son livre à Didier Eribon, sociologue et philosophe, qui fut son professeur à l’université et qui parlait – entre autres – dans La Société comme verdict de la place sociale à laquelle tout un chacun est assigné dès sa naissance. Édouard Louis, le transfuge de classe, n’est pas resté à sa place. Et de cette évasion fracassante, il a fait une œuvre littéraire impressionnante.
Je ne serais pas allée naturellement vers ce livre, dont on a beaucoup parlé lors de sa sortie. Le sujet, la polémique autour de la notion de roman, la question du rapport entre littérature et réalité qui, pour être fort intéressante, me semble néanmoins trop souvent posée en des termes irritants… Mais le hasard l’a mis entre mes mains…
Or j’avoue l’avoir lu avec intérêt. Le récit de l’enfance de ce jeune homme ne peut laisser indifférent, et la peinture qu’il fait de son milieu est tout à fait édifiante : une famille, une population parmi les plus défavorisées, à laquelle ne sont réservés que des emplois au rabais – quand emploi il y a – recevant une éducation en pointillés, évidemment totalement privée d’accès à la culture et reproduisant de génération en génération des stéréotypes aussi éculés que révoltants. Cette effrayante peinture d’une frange de notre société peut sembler, d’un premier abord, parfaitement caricaturale. C’est en tout cas, ce que j’ai pensé. Pourtant, à en croire l’auteur, qui a été amplement sommé de s’expliquer à ce sujet, voire de se justifier, tout ce qu’il exprime est vrai. Bien sûr, le format d’un livre – ici quelque 200 pages -, en donnant une image condensée de cette existence, en accentue sans doute les aspects les plus sordides. En plus d’une occasion, j’ai ressenti de l’écoeurement et de la révolte face à ce qui m’était montré. Pourtant, il n’était pas question pour moi de détourner pudiquement le regard. Il me semblait devoir au moins à ce jeune homme le respect de le suivre jusqu’au bout. Néanmoins, en dépit de ce sentiment de révolte que je viens d’évoquer, je n’ai pas été profondément touchée par ses propos. Je n’ai pas été remuée comme il m’arrive de l’être par certaines lectures qui témoignent du combat d’un individu pour exister. Je n’aurais pas su dire vraiment pourquoi, dans la mesure où ce livre est manifestement empreint d’une grande sincérité et que l’auteur y fait une courageuse mise à nu. En outre, le texte mêle habilement la parole du narrateur ayant opéré sa mue et le langage pour le moins fruste des autres personnages. Peut-être est-ce parce que ce qui est constitutif de son identité est trop éloigné de la mienne, qui suis d’un milieu différent et qui n’ai pas connu le rejet qui a été le sien. Mais je crois que ce n’est pas seulement cela. On peut éprouver de l’empathie pour ce qui nous est totalement étranger.
C’est en visionnant des interviews de l’auteur sur Internet que je crois avoir mis le doigt sur l’origine de ma réserve. En effet, ce n’est pas un simple témoignage que veut nous livrer Edouard Louis. S’inscrivant dans une mouvance de réflexion socio-philosophique -ses références clairement affirmées sont Didier Eribon et Pierre Bourdieu- Edouard Louis semble avoir choisi la voix de la littérature – et du roman – sans se départir d’un projet qui me semble avoir davantage à voir avec la sociologie justement. A cet égard, il est tout à fait révélateur de le voir répéter sur les plateaux télé que son livre aurait pu s’appeler «Les excuses sociologiques». Or, il me semble que de ce fait son texte s’en trouve empreint de froideur. Le narrateur, observateur distancié de lui-même y perd, me semble-t-il, de sa chair. Rien ne semble devoir le toucher, alors même qu’il exprime un profond désespoir à ne pouvoir entrer dans les schémas qui lui sont imposés, ce qu’il voudrait pourtant. Cette douleur va très loin, puisqu’exclu de son clan, il n’a d’autre issue que celle de fuir, sans que cela résulte d’une décision qui lui soit propre. Il lui a fallu, seul, et alors qu’il était parfaitement étranger à ses codes, parvenir à se faire une place ailleurs, dans un espace inconnu, insoupçonné, dans une classe sociale à des années lumières de la sienne. Son succès dans cette entreprise résulte sans doute de rencontres déterminantes et de son intelligence autant que de sa volonté. Cela témoigne aussi du fait, quoiqu’il en dise, qu’au-delà des déterminismes sociaux dont je me garderais bien de nier et l’existence et l’emprise sur les individus, ces derniers conservent néanmoins une part de libre arbitre.
Edouard Louis est un tout jeune homme d’à peine plus de 20 ans, qui vient de renaître, qui a dû pour cela changer d’état civil, et qui avait sans doute besoin de faire un geste fort pour ancrer sa nouvelle identité pleinement assumée. Je vois son livre comme un acte fondateur. En cela c’est un livre fort. Et je pense qu’il a besoin à présent de gagner en maturité, en sérénité peut-être, et en assurance aussi. Car la place qu’il a acquise de haute lutte ne saurait lui être contestée. Dès lors qu’il se sentira pleinement légitime, il pourra se libérer de toutes les formes de théories et de toute tentation de démonstration pour donner la pleine mesure de son talent. C’est en tout cas tout le mal que je lui souhaite.
Je n’ai jamais reçu de coup de poing dans la gueule et c’est sans doute la raison pour laquelle le livre d’Edouard Louis est un livre initiatique pour nous les « bourgeois » comme ils disent. Parce qu’il nous contraint à lire la langue brutale de ceux qui sont abandonnés par notre chère République, Édouard Louis nous fait comprendre la peur et la haine que ces personnes ressentent vis à vis de tout ce qui diffèrent d’eux, les noirs, les arabes, les bourgeois, les chanceux, les politiques, les bourgeois et évidemment les homosexuels. Et on se dit qu’on a eu tellement de chance d’avoir grandi et de vivre loin de cette misère, car c’est bien de misère qu’il s’agit. Bien sur on pense à « La Place » de Annie Ernaux et à « Retour à Reims » de Didier Eribon et on se dit que ces deux grands auteurs ont accouché d’un sacré écrivain.