Patrick Grainville signe avec « Falaise des fous » son roman le plus ambitieux et le plus abouti, mettant son style foisonnant au service d’un portrait de la France entre 1867 et 1927, à travers la vie d’un petit rentier normand passionné de femmes et de peinture. Généreux, savoureux, érudit ; en un mot, virtuose !
Un observateur de son temps
Charles Guillemet s’attelle à ses mémoires au soir de son existence. Après une mission militaire en Algérie, dont il revient mutilé et écœuré par le sang versé, il devient régisseur de la maison de son oncle, entre Étretat et Fécamp. En 1868, il fait deux rencontres décisives, d’abord Monet, jeune peintre alors inconnu installé sur la plage d’Étretat avec ses pinceaux, puis Mathilde, l’épouse de son voisin, un riche industriel. Sa maîtresse sera son initiatrice, qui lui fait découvrir la littérature, Flaubert, Zola, Maupassant, et aiguise sa curiosité pour la peinture, révolutionnée en ces temps par Manet, Courbet et Boudin. Les années passent, avec la guerre de 1870 contre la Prusse, suivie de la répression sanglante de la Commune de Paris. Entre-temps notre héros fait la conquête d’Anna, libre et artiste, belle-fille de sa première amante : « Oui, j’étais le produit de deux femmes ». Pendant que la cote des impressionnistes ne cesse de grimper, l’Affaire Dreyfus divise la France, faisant déjà le lit de la guerre qui éclatera vingt ans plus tard. En attendant, vive la modernité, la technique, la traversée de la Manche par Blériot, assombries par les tragédies que l’on apprend dans les journaux, l’incendie du Bazar de la Charité, la catastrophe minière de Courrières ou le naufrage du Titanic… Le temps court la poste et Charles se marie avec Aline, ancien modèle d’Anna. C’est la Belle Epoque, celle de l’Exposition universelle, des premières automobiles, on visite le Louvre et les galeries d’art. Et toujours « Monet peint », leitmotiv du récit de Charles, effaré par la boucherie de la Grande guerre qui décime la jeunesse, déséquilibre l’ordre du monde et dément la confiance hugolienne dans le progrès humain universel.
Un roman monument
On se croirait ici chez Balzac, Hugo ou Zola, parfois chez Proust. L’auteur rend à merveille cette époque à cheval entre deux siècles, marquée par le progrès technique et gâtée par la folie des puissants, l’antisémitisme et la haine de l’autre. Patrick Grainville captive le lecteur par son écriture dense, impressionniste et impressionnante, alternant morceaux de bravoure et scènes de genre, et par son art consommé du récit qui mêle événements familiaux et historiques, le tout réfléchissant les enjeux politiques et idéels. On dévore ce roman passionnant avec ses personnages attachants, assurément l’un des meilleurs de cet hiver !