Les lauriers tressés à Franck Bouysse depuis la sortie de son livre sont mérités. Voici pourquoi…
Gus, la cinquantaine paysanne et isolée, figure tutélaire du campagnard, n’a pas hérité seulement de la ferme de ses aïeuls mais aussi d’un sens inné de la culture de la terre, de l’amour de la nature et du rejet des êtres humains, de la solitude, de la rudesse de la vie et du fait de se contenter de ce que l’on a. Gus fonctionne sur l’être et pas sur le paraître : un costume n’est jamais qu’une jolie enveloppe derrière laquelle se cache souvent du vide, à tous les coups de la ruse et de la traîtrise qui ne disent pas leurs noms.
Franck Bouysse procède par allers-retours entre le présent et le passé de Gus (son enfance, l’assassinat de son père par sa mère, le suicide de sa mère à sa sortie de prison face au rejet de son fils, le rejet du fils par la mère et le père, l’alcoolisme du père et la violence des relations entre son père et sa mère). En résumé, un passé qui a une tête de terreau familial propice à un dénouement que l’on sent, que l’on sait, forcément tragique et par lequel le poids du passé vient littéralement rattraper et écraser le présent de toute sa violence.
En soi, la structure narrative et les thèmes évoqués n’ont rien de nouveau ou d’extraordinaire mais le style de Franck Bouysse fait toute la différence entre un roman comme un autre et un vrai morceau de littérature, toute catégorisation en noire, en blanche ou en toute autre couleur mise de côté, une vraie réussite à mettre entre toutes les mains. Franck Bouysse possède une plume qui rend les choses fluides et évidentes alors qu’elles sont empreintes de violence, une plume qui sait distiller au fur et à mesure les indices de la tension jusqu’à son paroxysme. Au lecteur de faire avec le chien de Gus, Mars, qui a maille à partir avec une personne qui se déplace pieds nus dans la neige, avec Abel, vingt ans de plus que Gus, dont l’attitude d’abord amicale (si tant est qu’on appeler cela de l’amitié) se mue en méfiance et en cachoteries et dont l’histoire des relations avec les parents de Gus est plus faite de bas que de hauts, avec une secte évangélique et un propriétaire terrien louches, avec l’esprit de Gus qui vagabonde de souvenirs en souvenirs qui semblent fonctionner comme autant de petits cailloux sur le chemin du mystère qui entoure l’attitude d’Abel et l’ambiance particulière de cette fin janvier 2006 enneigée au cours de laquelle l’Abbé Pierre est décédé.
Ce qui fait aussi la force de l’écriture de Franck Bouysse c’est qu’il puise dans le quotidien de ses personnages des évènements ou des faits qui restent anodins pris séparément (sortir abattre une grive pour manger, aller réparer une clôture, aller faire ses courses hebdomadaires au village d’à côté, la présence d’un étranger, aller chez son voisin boire un coup,…) et dont seule la réunion autour d’un point focal précis crée la tension nécessaire à la trame de l’histoire. Et du coup, Franck Bouysse prend son temps pour développer son récit, sans forcer le trait ni son propos.
Franck Bouysse, s’il apporte une réponse à la quête identitaire que Gus mène un peu contre son gré, n’offre même pas une possibilité de rédemption à Gus, une porte de sortie honorable, ajoutant un crime à tous ceux déjà commis. La part de l’inné prend chez Franck Bouysse le pas sur l’acquis. Mais cela est-il si étonnant quand on vit dans un endroit où il y a si peu à acquérir ?
Franck Bouysse livre sur 170 premières pages un roman somptueux de sensibilité et de tension et sur 30 dernières pages un final qui laisse un goût d’inachevé comme s’il avait semblé gêné aux entournures au moment d’achever son histoire en voulant peut-être trop en mettre en voulant en dire trop peu…
Mais cela ne gâche en rien la lecture de tout ce qui précède et dont voici quelques maigres extraits par rapport à la foison de passages que j’aurai voulu pouvoir citer… Je ne peux que vous encourager à vous procurer « Grossir le ciel ».
Il faut reconnaître que, pour ces gens-là , les millions c’est comme les portefaix l’été dans la rivière, il suffit de soulever les bonnes pierres pour en trouver. Question portefaix, Gus s’y connaissait, pour les millions, il ne pouvait pas dire. Et après tout, qu’est-ce qu’il aurait fait d’un tas d’argent ? Personne peut repeindre un ciel d’hiver avec. Alors, quoi ?
Il y avait aussi des couleurs qui disaient les saisons, des animaux, et puis des humains, qui tour à tour espéraient et désespéraient, comme des enfants battant le fer de leurs rêves, avec la même révolte enchâssée dans le cœur, les mêmes luttes à mener, qui font les victoires éphémères et les défaites éternelles.
Il avait toujours eu l’habitude de bien faire les choses, de prendre son temps pour que le résultat soit à la hauteur de ses ambitions, parce que la contrainte des efforts supplémentaires exigés était bien moindre que l’insatisfaction d’un travail bâclé.
Ici, les lignées, elles s’éteignent toutes les unes après les autres, comme des bougies qui n’ont plus de cire à brûler. C’est ça le truc, la mèche, c’est rien du tout s’il n’y a plus de cire autour, une sorte de pâte humaine, si bien que l’obscurité gagne un peu lus de terrain chaque jour ; et personne n’est assez puissant pour contrecarrer le projet de la nuit.
Gus avait alors eu la conviction profonde qu’il haïrait désormais tout ce qui entourait le regard de cette fille qu’il aurait voulu aimer à la folie, parce que la haine était au final le sentiment le plus digne de la hauteur à laquelle il avait placé son espoir.