Une histoire de tueur en série peut-elle offrir à son lecteur autre chose qu’une dose massive de frisson ? Lorsque est paru aux Etats-Unis « Just killing time », en 1992, de Derek van Arman, la question valait encore d’être posée. Seuls Thomas Harris avec « Dragon Rouge » (1978) et James Ellroy avec « Un tueur sur la route » (1991) avaient alors déjà prouvé que ce sous-genre ne relevait pas d’une simple surenchère dans l’horreur. C’était avant que « Nécropolis » d’Herbert Liebermann (1995), »L’Aliéniste » de Caleb Carr (1996), « Américan Psycho » de Brett Easton Ellis (1997) ou « Le Poète » de Michael Connelly (1998) ne confirment l’évidence : là aussi, le talent fait tout.
Sans doute les lecteurs américains ont-ils, à l’époque, pris avec des pincettes ce premier roman signé d’un nom inconnu qui sentait le pseudonyme. Quelques mois avant sa sortie en librairie, la rumeur courait qu’il était l’oeuvre cachée de John le Carré ou de Joseph Wambaugh, deux maîtres british du suspense. Craignant l’imposture ou le sous-produit, plusieurs éditeurs US s’étaient désistés. Les enchères avaient néanmoins flambé jusqu’au million de dollars, et le livre avait vu le jour, bientôt reconnu comme un chef-d’oeuvre du genre… Le public français allait attendre jusqu’en février 2013, et sa traduction par Sonatine, pour en profiter à son tour.
Avec sa parution en poche, « Il » peut maintenant rejoindre les bibliothèques noires idéales. Derek Van Goodwin – le vrai nom de l’auteur, paraît-il – a conçu une sorte de roman total, où pèsent d’un même poids l’action et la psychologie, mais aussi les arrières-plans historique et social. La légende veut qu’il soit lui-même un authentique enquêteur fédéral dont les collègues auraient perçu le génie en tombant par hasard sur ses notes. Folklore marketing ? Peu importe. Sur les traces d’un duo de policiers parfaitement à l’équilibre – Jack Scott, sage, scientifique et autoritaire ; Frank Rivers, intuitif, rebelle et solitaire – ces quelque 950 pages (en petit format) s’engloutissent dans la fièvre de l’urgence.
La légende veut aussi que l’auteur en ait trop dit sur les techniques et les moyens des enquêteurs fédéraux, s’attirant les foudres du FBI. Avec le recul, pourtant, « Il » s’apprécie avant tout pour la part faite à l’humain. Certes, une tonalité hollywoodienne un brin artificielle domine la fin. Mais peut-on boucler une telle fresque du Mal sans bons sentiments ? Derek Van Arman excelle surtout à montrer comment les deux policiers luttent pour garder vivace en eux cette étincelle qui a quitté les familles des victimes. Scott et Rivers se détachent de la peur, de la colère, mais aussi de la compassion, pour ne jamais perdre ni le fil, ni leurs nerfs. Leur combat contre les tueurs dits « récréatifs » – ni fous, ni traumatisés, juste pervers – nous renvoie à la vraie vie, où d’autres policiers ou gendarmes brûlent de leur gomme sur le bitume. Mais là, ce ne sont pas toujours les bons qui gagnent.