critique de "Karoo", dernier livre de Steve Tesich - onlalu
   
 
 
 
 

Karoo
Steve Tesich

Traduit par Anne Wicke
Points
février 2012
592 p.  8,60 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Les masques sont faits pour tomber

« Karoo » est l’un de ces chefs-d’œuvre intelligents et poignants qu’on referme avec la conviction qu’on ne l’oubliera jamais. Pourtant, le livre de ce fils d’immigré serbe  commence comme un roman américain pour amateurs de stéréotypes, autour desquels s’emboite une machinerie implacable et grinçante montrant une Amérique à bout de désirs incarnée par un loser cossu. Un soir de fête, Saul Karoo se découvre atteint d’un trouble aussi incurable que son mal de vivre : il ne parvient plus à atteindre l’ivresse malgré son alcoolisme effréné. A cette occasion, il comprend que ses amis le préfèrent saoul et qu’il doit jouer la comédie du délire éthylique pour leur complaire et se supporter lui-même.

Sa vie professionnelle aussi repose sur un malentendu toxique. Scénariste, il est sommé par les producteurs d’Hollywood de réécrire de façon commerciale des textes d’auteurs qu’il considère comme des génies. On le paie cher pour saboter le travail des gens qu’il admire, mais c’est lui qu’on encense. Et les histoires qui surgissent de son savoir-faire font un tabac à l’écran.

Son existence entière constitue un monumental ratage. Sa femme l’a plaqué. Et il ne parvient pas à rester plus d’un quart de seconde dans la même pièce que son fils étudiant, malgré toutes ses promesses. Egocentrique par paresse, cynique par lâcheté, il ment avec une aisance compulsive qui confine à la jouissance masochiste. Cet homme-là ne parvient à aimer personne. Mais lui, il se hait.

Les masques sont faits pour tomber. Le retour au réel va prendre la forme d’une fille de rien du tout, serveuse dans l’un de ces merveilleux films qu’il doit détruire pour le métamorphoser en succès hollywoodien. Un second rôle à trois répliques, exécrable comédienne, dont la voix lui rappelle quelqu’un, une vraie personne cette fois. Il y a très longtemps, il a eu cette voix au téléphone, une fille de 14 ans qui, via une officine ad hoc, leur avait confié, à sa femme et à lui, le bébé qu’elle venait d’enfanter. Billy, ce fils qu’il ne peut regarder en face, pas plus que son reflet dans le miroir, pas plus que la réalité dont il s’est entouré, Billy est le fils de cette minable. Il doit la retrouver.

La suite du roman raconte cette odyssée vers le réel, tout de même planqué sous le pseudonyme de Leila Milar. De cette abonnée aux plans foireux et aux hommes miteux, il va faire le personnage principal du scénario qu’il réécrit. Il va aussi en faire le personnage principal de sa vie privée. La suite, il la compose dans sa tête, loin des producteurs. Rendre sa vraie génitrice à son fils. Tout avouer à son ex-épouse.

Mais quand il ne rewrite pas les histoires d’autrui, il se plante. Les dialogues dérivent, l’intrigue foire. Rien ne se passe comme il l’avait programmé. A la fin, Hollywood se venge. La mort aussi, qui arrache Steve Tesich à son histoire en 1996, à peine avait-il mis le point final à ce pavé prenant, d’un humour déchirant. « Karoo » est publié aux Etats-Unis deux ans plus tard. C’est un triomphe, à  titre posthume. 

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 Les internautes l'ont lu

La première chose qu’Å’dipe, roi de Thèbes, fit lorsqu’il vit enfin clairement les choses fut de se crever les yeux.

Karoo est script doctor, il « arrange » les scénarios dans l’industrie cinématographique américaine, et s’il est plutôt très bon dans son domaine professionnel, c’est un être humain minable. Il est veule, tordu, mou, menteur pathologique, il se laisse aller dans tous les sens du terme. Un jour, il tombera sur le film qui remettra en perspective sa vie entière…
La 4° de couv nous attire en évoquant Roth, Easton Ellis, Richard Russo et Saul Bellow, et si ce n’est pas entièrement faux, c’est en tous les cas réducteur, tant Steve Tesich a un ton et un univers absolument unique. Sa plume m’a captivée totalement, elle est d’une acuité, d’une précision et d’un tranchant parfaitement sidérants.
Ce roman comporte nombre de moments très forts, la façon dont Karoo nous explique sa mise à distance permanente, la manière dont on croit avoir compris avant lui ce qui se passe – alors qu’il sait, évidemment, et qu’il essaie de toutes ses forces de ne pas donner de réalité à ce qu’il sait ne pas pouvoir supporter, le drame qui arrive, le moment où il observe sa mère âgée, la dernière page et sa sentence inexorable (et que je crois fausse, ouf)…
Mais si j’ai lu ces 607 pages avec une grande attention et un appétit de plus en plus vorace – tout en ne m’attachant jamais au personnage -, ce sont les pages 192, 193 et 194 qui ont tout fait basculer : Karoo y raconte un film, et c’est tout simplement merveilleux. Alors qu’il avait jusqu’alors passé son temps à nous montrer quel connard pathétique il était, il nous fait, en trois pages, comprendre sa profondeur, sa sensibilité et quel homme digne il pourrait être.
Avec des mots très simples, avec humilité même, il produit « l’avis parfait » – celui qui nous donne l’impression de voir exactement ce dont il veut parler, super envie de voir le film – et surtout il nous montre ce qui le touche infiniment dedans, en élévant son regard et son propos, en dégageant un sens universel d’une situation concrète et qui n’est ni la nôtre, ni la sienne.
Et c’est justement ce film, ce chef-d’oeuvre, qu’il est chargé de « réparer »; il déteste le type qui l’en charge, il adore le film en l’état, il va pourtant tout changer, et c’est l’histoire de sa vie. De mauvais choix en silences impardonnables, il continuera vaille que vaille à assurer le show, doutant en permanence qu’il y ait quoi que ce soit de vrai au fond de ses entrailles puantes (qui finiront elles aussi par le trahir, Karoo ou l’homme faux de A à Z…).
Karoo est un tordu. Mais Steve Tesich était un Grand.

 

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