« Karoo » est l’un de ces chefs-d’œuvre intelligents et poignants qu’on referme avec la conviction qu’on ne l’oubliera jamais. Pourtant, le livre de ce fils d’immigré serbe  commence comme un roman américain pour amateurs de stéréotypes, autour desquels s’emboite une machinerie implacable et grinçante montrant une Amérique à bout de désirs incarnée par un loser cossu. Un soir de fête, Saul Karoo se découvre atteint d’un trouble aussi incurable que son mal de vivre : il ne parvient plus à atteindre l’ivresse malgré son alcoolisme effréné. A cette occasion, il comprend que ses amis le préfèrent saoul et qu’il doit jouer la comédie du délire éthylique pour leur complaire et se supporter lui-même.
Sa vie professionnelle aussi repose sur un malentendu toxique. Scénariste, il est sommé par les producteurs d’Hollywood de réécrire de façon commerciale des textes d’auteurs qu’il considère comme des génies. On le paie cher pour saboter le travail des gens qu’il admire, mais c’est lui qu’on encense. Et les histoires qui surgissent de son savoir-faire font un tabac à l’écran.
Son existence entière constitue un monumental ratage. Sa femme l’a plaqué. Et il ne parvient pas à rester plus d’un quart de seconde dans la même pièce que son fils étudiant, malgré toutes ses promesses. Egocentrique par paresse, cynique par lâcheté, il ment avec une aisance compulsive qui confine à la jouissance masochiste. Cet homme-là ne parvient à aimer personne. Mais lui, il se hait.
Les masques sont faits pour tomber. Le retour au réel va prendre la forme d’une fille de rien du tout, serveuse dans l’un de ces merveilleux films qu’il doit détruire pour le métamorphoser en succès hollywoodien. Un second rôle à trois répliques, exécrable comédienne, dont la voix lui rappelle quelqu’un, une vraie personne cette fois. Il y a très longtemps, il a eu cette voix au téléphone, une fille de 14 ans qui, via une officine ad hoc, leur avait confié, à sa femme et à lui, le bébé qu’elle venait d’enfanter. Billy, ce fils qu’il ne peut regarder en face, pas plus que son reflet dans le miroir, pas plus que la réalité dont il s’est entouré, Billy est le fils de cette minable. Il doit la retrouver.
La suite du roman raconte cette odyssée vers le réel, tout de même planqué sous le pseudonyme de Leila Milar. De cette abonnée aux plans foireux et aux hommes miteux, il va faire le personnage principal du scénario qu’il réécrit. Il va aussi en faire le personnage principal de sa vie privée. La suite, il la compose dans sa tête, loin des producteurs. Rendre sa vraie génitrice à son fils. Tout avouer à son ex-épouse.
Mais quand il ne rewrite pas les histoires d’autrui, il se plante. Les dialogues dérivent, l’intrigue foire. Rien ne se passe comme il l’avait programmé. A la fin, Hollywood se venge. La mort aussi, qui arrache Steve Tesich à son histoire en 1996, à peine avait-il mis le point final à ce pavé prenant, d’un humour déchirant. « Karoo » est publié aux Etats-Unis deux ans plus tard. C’est un triomphe, à  titre posthume.Â