Quelque part dans la première moitié des années quatre-vingt à Marseille, j’ai dix-huit ou vingt ans, je suis en fac de lettres et j’entre ouvertement en guerre contre l’ensemble du pays. J’ai en gros lu tout Flaubert, Proust et Maupassant (d’accord, j’exagère sûrement un peu, mais bon) et selon moi désormais rien de bon ne s’écrit et ne s’écrira en France. La littérature parisienne me paraît fade et le vendredi soir je baille en regardant Bernard Pivot tant ses invités me semblent pour la plupart dénués d’intérêt –on est trop sérieux quand on a dix-huit ans.
Personne, aucun de mes professeurs si malins, personne ne m’a jamais parlé de Claude Simon, qui à l’époque est toujours bien vivant et continue à écrire. Il n’a pas encore eu le Nobel. Il est adulé aux Etats Unis cependant, je ne sais par quelle étourderie, l’Université française le boude.
Mais c’est à ce moment-là que je le lis pour la première fois.
On ne dira jamais assez combien la découverte d’un auteur peut changer une vie. Soudain, je constate que quelque chose est possible dans ce pays, soit une liberté, une façon totalement personnelle de donner à la langue française un rythme inédit, au genre romanesque une couleur nouvelle, bref de faire la révolution par le texte. Et puis, le travail de Claude Simon contient aussi ce que je ne m’explique pas sur l’instant parce que je suis probablement trop jeune, ce que je mettrai des années à vraiment comprendre : le temps qui passe et les souvenirs, le deuil, la mort, ce qui n’est plus et ce qui nous hante, et la première phrase que je lis de lui m’attrape par surprise et me bouleverse.
« La route des Flandres » est probablement mon préféré, et le plus emblématique des livres de Claude Simon. L’action se déroule durant la dernière guerre et le narrateur est un jeune soldat. Il est convaincu que le capitaine de Reixach, qui a été abattu sous ses yeux, est allé consciemment au devant de la mort dans un acte plus suicidaire qu’héroïque. Avec Blum, un camarade, il interroge inlassablement Iglésia, qui a longtemps été l’aide de camp du capitaine. Les trois hommes sont enfermés dans un camp de prisonniers et les questions deviennent obsessionnelles. De Reixach n’est-il pas mort d’avoir éperdument aimé Corinne, sa trop jeune et trop belle épouse ?
La phrase de Claude Simon s’enroule sur elle-même, s’étire et emporte avec elle descriptions, réminiscences, parenthèses, dialogues et digressions. Le lecteur suit, dans un voyage halluciné, le cheminement de la pensée du narrateur et le romancier convoque l’universel dans l’intime, la mythologie dans la guerre, tout le tragique de la condition humaine dans le quotidien d’un soldat. « La route des Flandres » n’est pas un roman, c’est une traversée, un fleuve à l’apparence sereine pourtant gonflé de bouillonnements.
Aujourd’hui, lorsqu’un ado me dit qu’il ne sait pas quoi lire, je lui conseille Claude Simon. Invariablement. Parce que Claude Simon, tu lis une page et tu sais que tu as trouvé, que tu peux t’asseoir, que ça y est tu en as pour des heures.
Mais pour moi, Claude Simon, c’est encore plus.
Quand je l’ai découvert j’ai tout lu de lui, absolument tout. Et lorsqu’en quatrième année de fac j’ai dû choisir un sujet pour mon mémoire de maîtrise, très naturellement j’ai proposé Claude Simon. Comme ça, j’étais autorisée pendant un an à ne plus lire que lui, que lui, que lui. Et une obsession a commencé à m’envahir : il fallait que je le voie, en vrai.
Je lui ai écrit chez son éditeur et il a accepté de me recevoir. Un truc de fou, comme disent les jeunes, parce que de ma vie je n’étais même jamais allée à Paris. Avec une gentillesse qui ne cesse encore aujourd’hui de m’étonner, il m’a reçue pendant une heure. Je me revois le dévorant des yeux, bouche bée.
A la fin de mon mémoire de maîtrise il y a donc, soigneusement tapée à la machine, la transcription de cette rencontre improbable, ce curieux rendez-vous d’une fille éberluée et balourde avec l’un des écrivains français les plus importants de tous les temps.
Ma première interview !