La Septième fonction du langage
Laurent Binet

Le Livre de Poche
août 2015
480 p.  8,40 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Je tiens à préciser tout de suite que malgré tout ce qui va suivre, j’ai pris un très grand plaisir à lire ce livre. Je me suis bien amusé de certaines situations même si certaines me semblent aller trop loin… nous y reviendrons. Mon côté néophyte de la linguistique n’y est certainement pas étranger et j’ai pour ma part apprécié le côté didactique du livre qui se place ainsi clairement comme un ouvrage de vulgarisation à l’attention du grand public. Mais je pense qu’il a d’autres prétentions et c’est là que le bat blesse. « (ils) laissent passer un groupe de maos apparemment décidés à casser du spinoziste aux cris de « Badiou avec nous ! » » Livre intellectuel raté à visées populaires ou livre populaire réussi à visées intellectuelles ? Là est toute la question et je n’arrive pas à trancher. Pour l’aspect populaire de vulgarisation, j’ai pris plaisir à apprendre qu’il existait, selon Jakobson, six fonctions du langage (référentielle : ce dont on parle ; émotive ou expressive : exprime la position de l’émetteur ; conative : dirigée vers le récepteur, souvent sous forme d’interpellation ; phatique : la parole pour la parole, sans attacher d’importance au contenu ; métalinguistique : sert à s’assurer qu’émetteur et récepteur se comprennent, le dictionnaire est un objet purement métalinguistique, par exemple ; poétique : elle se passe de commentaire mais relève de tout ce qui a trait aux jeux de langages). L’objet du livre est de nous mener sur la trace d’une éventuelle septième fonction du langage, dite performative. Pour ce faire, Laurent Binet nous accorde deux aides : un inspecteur de police et un linguiste, petit universitaire engoncé qui nous précède dans le cadre de l’enquête demandée par un Giscard alors président (nous sommes en 1980) sur la mort accidentelle ou non de Rolland Barthes, sur fond d’élection présidentielle à venir et de luttes intestines dans le petit monde des intellectuels français mais pas que. Laurent Binet fait cela dans un style extrêmement fluide et accessible en y injectant une bonne dose d’humour relevé par l’antagonisme au départ de l’inspecteur et du linguiste, l’un étant représentant d’une droite vieille France et l’autre d’une gauche encore timide. Pour autant cet humour est-il vraiment efficace ? Oui mais il fait grincer des dents et des neurones. On a beau essayer d’y voir un second ou troisième degré, l’attaque contre les intellectuels de l’époque avec Philippe Sollers et Julia Kristeva en figures de proue est féroce. Le mélange des genres parait alors un peu suspect. Pour ne rien arranger, Laurent Binet pousse les descriptions de ses personnages très loin dans le ridicule et le n’importe quoi, au même titre que certaines scènes qui tiennent du grand guignol plus que de l’enquête policière et/ou linguistique. Les personnages n’existent alors plus que dans leur caricature et le symbole qu’ils sont sensés représenter perd alors de sa crédibilité. Petite note paradoxale sur ce récit et sur l’objet livre : Laurent Binet prend la parti de la défense du langage dans tout ce qu’il a de supérieur à l’écrit… et pour ce faire passe par l’écriture. Drôle de pied de nez qu’un linguiste favorise le plus faible des supports pour encenser l’autre !

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coup de coeur

CQFD: La septième fonction du language .

Si la mort de Roland Barthes est un assassinat alors pour quoi a-t-il été tué?

Si il s’agit bien d’un roman aux allures de polar tel le Nouveau Roman, ce roman est aussi me semble-t-il un bel hommage à l’un des personnages: Umberto Eco.
En effet, une enquête, une société secrète dont les joutes oscillent entre Rhétorique, Sémiologie et/ou linguistique.

Entre les officines politiques au plus haut sommet, les universitaires, les « intellectuels », il se joue une course poursuite dont le gagnant possédera  » la septième fonction du language ». Qu’elle est donc cette fonction jusque là inconnue? Serait- ce le pouvoir des mots quand ils se transforment instantanément en actions?

Serait-il alors possible que cette fonction pour laquelle on est prêt à tout soit le roman que nous lisons lui-même?

Ce roman plait, divertit et instruit: serait-ce un roman classique ?
Aux lecteurs de découvrir ce bel hommage à la Littérature tout en imaginant S. Moati manger des Pépitos ou du Savanne…

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coup de coeur

Toutes les fonctions du romanesque

Mettons d’emblée les choses au point : Voilà l’un des meilleurs romans de l’année. En s’intéressant à une septième fonction – secrète – du langage, Laurent Binet réussit une œuvre polyphonique qui ne peut que ravir les amateurs de littérature, ceux qui aiment la petite musique des mots et ne dédaignent pas à l’occasion, en apprendre un peu plus sur des domaines qu’ils n’ont pas explorés jusque là.
Comme l’épistémologie ou la sémiologie, termes restés pour moi assez abscons jusqu’à la lecture de ce roman qui tient à la fois de l’enquête policière, d’un traité sur les fonctions du langage, d’une photographie des années 80 au sein du milieu universitaire et intellectuel français, d’une analyse de la victoire de François Mitterrand face à Valery Giscard d’Estaing et d’un magistral plaidoyer pour la littérature !
Car il fallait une bonne dose d’audace pour mettre en scène des personnages qui, pour nombre d’entre eux, continuent leur bonhomme de chemin aujourd’hui, Philippe Sollers ou Bernard Henry-Levy, Laurent Fabius ou Jack Lang, pour n’en citer que quatre, et qui auront peut être différemment apprécié le traitement que leur fait subir Laurent Binet. Mais ce n’est que du roman… Quoique.
C’est ainsi que Wikipédia nous indique que l’auteur de Mythologies est «fauché par la camionnette d’une entreprise de blanchissage alors qu’il se rend au Collège de France, le 25 février 1980 et que Roland Barthes meurt des suites de cet accident le 26 mars suivant à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Il est enterré auprès de sa mère, dans le cimetière d’Urt au Pays basque.» Au plus près de la réalité et de la biographie que lui a consacrée Marie Gil (et dont Laurent Binet a rendu compte avec enthousiasme dans les colonnes de Marianne en 2012), nous allons revivre tous ces épisodes, retrouver les témoins et tenter de comprendre l’enchaînement fatal.
Autre trouvaille géniale de l’auteur : le duo de choc qu’il constitue pour mener cette enquête. Jacques Bayard est un enquêteur des RG qui va bien vite être dépassé par les théories intellectuelles. Pour tenter de démêler cet inextricable écheveau, le commissaire va s’adjoindre les services d’un jeune universitaire, titulaire d’un DEA e lettres modernes sur le roman historique et qui prépare une thèse de linguistique sur les actes de langage. Simon Herzog, même s’il n’est pas a proprement parler sémiologue, va accepter d’aider Bayard qui vient d’acheter Le Barthes sans peine en librairie.
Ce dernier épisode donne du reste le ton jubilatoire de ce roman. C’est drôle de bout en bout. A partir du moment où Jacques et Simon comprennent à la fois l’importance du document qu’ils recherchent et qu’ils ne sont pas seuls sur cette piste, la quête va devenir de plus en plus ébouriffante. Des bancs de la Sorbonne à ceux de l’université de Bologne puis de Cornell, ils n’auront de cesse de mettre la main sur cette septième fonction, quitte à laisser quelques cadavres sur le côté, à goûter aux joies des backrooms, à succomber aux charmes d’une espionne russe et à éviter les parapluies bulgares… sans oublier les Dupont et Dupond asiatiques, les Brigades rouges et la belle Bianca.
« Quand on a goûté à la langue, on s’ennuie assez vite avec toute autre forme de langage : étudier la signalisation routière ou les codes militaires est à peu près aussi passionnant pour un linguiste que de jouer au tarot ou au rami pour un joueur d’échecs ou de poker. Comme pourrait dire Umberto Eco : pour communiquer, la langue, c’est parfait, on ne peut pas faire mieux. Et cependant, la langue ne dit pas tout. Le corps parle, les objets parlent, l’Histoire parle, les destins individuels ou collectifs parlent, la vie et la mort nous parlent sans arrêt de mille façons différentes ».
Et nous, on se régale, on s’amuse, on s’instruit de ces mille façons. «Sublime, forcément sublime» !

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coup de coeur

Quand le rocambolesque se conjugue avec l’érudition

Alors là, je dois dire que je n’avais jamais lu un texte de cette nature ! Intelligent, original, dense et drôle à la fois, il est aussi brillamment maîtrisé que complètement déjanté !

Par où commencer pour vous le présenter ?
Disons d’abord qu’il s’agit d’un hilarant pastiche de roman policier, qui se joue de tous les codes du genre : l’enquête y est menée par un attelage hautement improbable, composé d’un commissaire réactionnaire s’intéressant assez peu à tout ce qui s’apparente à la culture et d’un maître de conférence en linguistique gauchiste enseignant à la fac de Vincennes, embarqué bien malgré lui dans l’aventure. Nous sommes en 1980, Mitterrand est à la veille de gagner les présidentielles, et les sémioticiens tiennent le haut du pavé dans les milieux intellectuels parisiens. Voilà pour le décor.
Quant à la mission confiée à nos deux compères, le commissaire Bayard et Simon Herzog, elle consiste à retrouver l’assassin de Roland Barthes. Car vous croyiez sans doute que l’auteur des Fragments d’un discours amoureux était mort accidentellement… Mais pensez-vous que se faire renverser par une voiture au sortir d’un déjeuner chez le candidat socialiste en passe de remporter des élections historiques peut vraiment être le seul fruit d’un malheureux hasard ?

Laurent Binet est quant à lui doué d’un sens du romanesque et du rocambolesque suffisamment aiguisé pour trouver matière à la plus réjouissante des intrigues policières. Roland Barthes aurait en effet été en possession d’un document potentiellement capable de donner un pouvoir insurpassable à celui qui en prendrait connaissance : il révélerait la nature de la septième fonction du langage, suggérée par Roman Jakobson dans son ouvrage de référence, Essais de linguistique générale, fonction qui permettrait à celui qui la maîtrise de prendre l’ascendant sur son interlocuteur… et sur le monde. La maîtrise du discours, à l’origine était le Verbe : tel est bien le coeur de toute forme d’organisation sociale et de toute prise de pouvoir. C’est bien pour cela que la sémiologie acquit une telle importance dans les années 70-80 : si la rhétorique, qui vise à convaincre, s’exerce depuis l’Antiquité, la sémiotique, qui permet d’analyser et de décoder toute forme d’expression et de création, prétendait enfin lever le voile sur les mécanismes à l’oeuvre et, du coup, de les neutraliser et de n’en être plus le jouet. D’où peut-être une forme d’ivresse du pouvoir des mots (tant il est vrai que le discours de certains sémioticiens est abscons), que Binet met en scène de manière totalement délirante.

Ce document, dont on comprend toute la valeur, va bien entendu exciter la convoitise tant des milieux politiques, qui y voient l’instrument permettant d’établir définitivement leur domination, que des intellectuels qui veulent toucher au plus près du secret de la maîtrise du verbe, au coeur de leur activité.

L’enquête se déroule donc dans ces deux milieux. A l’exception des deux héros, on n’y rencontre que des personnalités existant ou ayant existé, tels Foucault, Derrida, Sollers, Kristeva, BHL, Umberto Eco, mais aussi Jack Lang, Laurent Fabius, Serge Moati, Régis Debray, Mitterrand, Giscard et bien d’autres. Ce qui est d’un premier abord assez déroutant – mais néanmoins extrêmement jubilatoire – c’est que tous ces protagonistes sont traités comme des personnages de pure fiction: contrairement aux conventions généralement admises dans un roman mettant en scène des personnages publics, ils commettent des actes et se trouvent confrontés à des situations dénués de toute espèce de vraisemblance (heureusement d’ailleurs pour Sollers, qui a dû beaucoup souffrir s’il a lu ce livre, et pas uniquement dans son amour-propre !). Et pourtant, malgré tous les excès, grâce à bien des petites touches qui fonctionnent comme des signes, le portrait des différents personnages est saisissant de ressemblance, ce qui n’est pas le moindre des talents de Binet que de parvenir à cet exploit !

Ce qui est particulièrement savoureux avec ce livre, c’est la manière dont il adopte peu à peu une démarche métadiscursive. Tandis que l’intrigue se déroule, le texte s’interroge sur sa propre nature, dans une démarche digne des analyses qu’auraient pu faire les héros de ce livre (et qui n’est pas sans rappeler les écrits d’un certain Pierre Bayard, professeur de littérature… à Paris VIII-Vincennes, tiens, tiens!). Ainsi Simon Herzog finit-il par s’interroger sur lui-même : se trouve-t-il dans la vraie vie ou dans un espace romanesque ? L’auteur va-t-il le tirer du mauvais pas où il se trouve, ou bien sa dernière heure a-t-elle sonné ? Cela ne l’empêche pas de songer qu’«un personnage comme Sollers ne peut exister en vrai» !
Bref, l’auteur joue avec son lecteur avec une habileté dont les quelques mots produits ici ne sauraient totalement rendre compte.
A l’exception peut-être d’une légère baisse de régime vers le milieu du livre, dans la partie où les protagonistes se rendent aux Etats-Unis pour un séminaire, je me suis régalée de bout en bout avec ce livre offrant de nombreux niveaux de lecture. Pour conclure, je dirais qu’au-delà du contexte historique qui fait le cadre de ce roman et de la qualité réflexive de l’exercice, au-delà également de tout l’ancrage théorique qu’il nous permet de réviser, Binet réussit à faire monter une véritable intensité dramatique, ce qui n’était pas donné d’avance.
Un régal de lecture, donc, dont on ressort avec le sentiment d’être plus savant tout en s’étant énormément amusé !

Retrouvez Delphine Olympe sur son blog 

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