« Durant toutes ces années, des lambeaux de manque se sont accumulés dans mon cœur, mais si seulement mon frère et ma sœur revenaient, si je pouvais les serrer dans mes bras, ces lambeaux pourraient disparaître sous un tel regard et se transformer en larmes de bonheur… Mais pour l’heure, il n’y a même pas de larmes…même si je pleure, je hurle, mais sourdement… en plein malheur…est-ce encore loin ? Le manque croît et progresse…il en arrive tant…et ce qui pourrait l’abattre semble si lointain… »
Ce journal de Rywka Lipszyc est un témoignage inouï. Plus de soixante-dix ans après l’Holocauste, il reste encore des voix à entendre, des ouvrages à lire sur cette époque sombre, ainsi en est-il de celui-ci. Sa découverte et son acheminement jusqu’à nous sont décrits en préambule. Pages retrouvées par une femme médecin de l’Armée rouge, Zinaida Berezovskaya, lors de la libération des camps d’Auschwitz, retrouvé plus tard par sa petite-fille, donné enfin au Jewish Family and Children’s Services Holowaust Center de San Francisco qui l’a fait authentifier. Une chaîne d’archivistes, chercheurs, bénévoles s’est formée autour de ce Journal. Le centre de recherche judaïque (de l’université de Lodz en Pologne) est parvenu à identifier l’auteur grâce aux archives du ghetto. Lodz et le ghetto de Litzmannstadt, sa vie quotidienne (notamment la tragique Szpera instaurée le 5 septembre 1942, une semaine de rafle durant laquelle les enfants de moins de 10 ans, personnes âgées, malades ou infirmes furent envoyés en camp parce qu’improductifs). Le journal intime de Rywka bouleverse parce qu’il a été écrit par une adolescente de quinze ans. Sa tristesse, son chagrin, ses enthousiasmes de jeune fille dans un contexte dramatique, sa vision du monde (portée par une foi inébranlable) sont bouleversants. Parce qu’elle n’analyse pas, ne tente pas d’expliquer l’inexplicable, elle survit. S’attache à des petits plaisirs, même, parfois : le travail en atelier, le cercle littéraire, les lettres échangées avec ceux qui ne sont pas encore morts ou disparus. Car en 1944, lorsqu’elle commence à rédiger ce journal, Yankel, son père, est mort des suites d’un tabassage dans le ghetto en 1941 ; sa mère est morte d’épuisement en 1942, son frère Abram et sa sœur Tamarcia ont été déportés dans un autre ghetto (morts sans doute la même année que la mère).
Un journal intime de jeune fille qui s’émerveille du printemps, raconte les joies du travail en atelier, cite le poète polonais Adam Mickiewicz et son « Ode à l’amour », se réjouit à l’idée de se voir attribuer un lopin de terre pour cultiver fruits et légumes dans le ghetto, évoque des papotages de filles, des petites querelles, la faim, le manque, les chagrins et le réconfort d’une foi inébranlable.
Démarré le 3 octobre 1943, le journal s’interrompt le 12 avril 1944.
La possibilité de travailler dix heures pour certaines, nées en 1927 et 1926 après passage en Section d’enregistrement (mesure instaurée par l’autoproclamé roi du ghetto, le rabbin Chaim Mordechaj Rumkowski) suscite ce commentaire « pour le moment, je suis ravie que l’affaire prenne une telle tournure, parce que ici, je suis de l’année 1927, ou plutôt… » Ainsi se termine le journal de Rywka.
Différentes annexes et une introduction resituent le contexte historique et politique de ce texte, des cartes, reproductions de photos du ghetto de Lodz, témoignages de descendants de la famille de Rywka, de proches qui ont survécu au ghetto et aux camps font de ce livre un texte fondamental. Un mystère demeure : qu’est-il arrivé à Rywka Lipszyc après avoir été déportée à Auschwitz ?